L’esprit Mingei selon Yanagi Soetsu

kanjiro kawai, bol

Kanjiro Kawaï, bol, Japon, XXe s.

C’est en 1925, qu’est créé, au Japon, le terme mingei par le penseur, écrivain et collectionneur Yanagi Soetsu (1889-1961). Le mouvement sera animé par lui-même et deux potiers, Hamada Shôji (1894-1978) et Kawai Kanjirô (1890-1966). S’ouvre alors le débat entre la pérennité des cultures traditionnelles et l’adoption de la civilisation industrielle ; ils s’alarment de la disparition des artisanats ruraux japonais que contribue à révéler Yanagi Soetsu et partagent leur foi dans la valeur éthique que doivent avoir les objets les plus usuels de la vie quotidienne. Ces objets trouvent leur valeur dans l’exigence d’efficacité  et de qualité et dans la beauté qui résulte des pratiques et de l’intuition créatrice. Nouveau débat sur le rapport entre la forme et la fonction, qui trouve ici une réponse éthique et aiguille notre réflexion sur la distinction — aux frontières discutées et discutables — entre art et artisanat à l’éclairage de la vie quotidienne et de la spiritualité. 

Hamada Shoji 1

Hamada Shôji, assiette creuse ou bol, japon

La signification du mot “mingei”

Mingei est un néologisme inventé par Yanagi Soetsu. Il s’en explique dans un texte écrit en 1933 : Mingei no shushi. ” Il a parfois été compris comme une abréviation de minzoku geijutsu ( art folklorique), ou confondu avec l'”art paysan”. Il a pu encore être entendu comme un mot grandiose à savoir “art populaire”. Mais nous lui avons donné un sens bien plus sobre lorsque nous l’avons forgé en prenant  le min  de minshu (peuple)  et le gei de kogei (artisanat). Ainsi sa signification littérale est : artisanat du peuple. 

Art ou artisanat ?

jcc_shimaokaD’emblée la distinction entre art et artisanat est posée : ce n’est pas de l’art, c’est de l’artisanat. Et c’est celui du peuple. La particule “du” dans l’expression “art du peuple” pouvant exprimer l’émetteur ou le récepteur : l’artisanat par le peuple ou l’artisanat pour le peuple, ou les deux. Yanagi continue par la phrase suivante : il s’agit en somme de ce qui s’oppose à l’artisanat d’art aristocratique“. Hors l’art et l’artisanat, il y a donc l’artisanat d’art…. et celui-ci est aristocratique. L’on comprendra par la suite que l’artisanat d’art est l’artisanat destiné aux aristocrates et qu’il s’agit des objets utiles de grande valeur qui sont plutôt exposés qu’employés. ce qui correspond plus ou moins à nos arts décoratifs. Le mot art désigne quant à lui l’ensemble des beaux-arts.  Une réflexion personnelle et occidentale sur la distinction entre art et artisanat, qui m’a toujours paru très peu convaincante au regard de beaucoup d’oeuvres. Déjà, le mot oeuvre…a une connotation art-istique, objet ou ouvrage fait plus art-isanal. Dans les objets, la forme relève bien de l’artisanat puisqu’elle suit une fonction et qu’elle procède d’un savoir-faire spécifique en l’occurence la poterie, mais le fait que je les contemple les apparente pour moi à un objet d’art.

L’objet mingei : un objet du quotidien
table mingei, japon, circa 1940

table Mingei, bois, japon, circa 1940

Les ustensiles dont se servent au quotidien les gens du peuple, voilà les objets mingei, que nous pourrions aussi appeler minki (les ustensiles populaires).  En fait partie tout ce qui est nécessaire à la vie quotidienne de chacun : vêtement, meuble, vaisselle, matériel d’écriture… On peut alors relever deux caractéristiques de l’objet mingei : c’est un objet utile et c’est un objet ordinaire. On voit bien ici où veut en venir Yanagi, l’utilité s’oppose ici au décoratif pur, et l’ordinaire à l’excentricité inutile. L’artisanat est utilisable et l’art inutilisable.  L’Occident fait bien la distinction entre les “beaux-arts” et les “arts décoratifs”, quoiqu’il considère les deux comme des arts. Les appellations sont d’ailleurs amusantes, car si l’on y pense, d’une part une peinture est plus “décorative” qu’un bol du XII ème siècle, et d’autre part,  les objets de l’art décoratif ne sont pas exempts de beauté. De plus la notion de beauté est une appréciation subjective et sociale à la fois, et d’ailleurs de moins en moins un objectif dans l’art : par exemple l’art conceptuel veut nous faire penser plus que contempler. En fait, je ne suis pas loin de penser qu’un objet est un objet lorsque je l’emploie en fonction de sa finalité et qu’il est une oeuvre quand je me contente de le regarder ou de le contempler. Ce qui voudrait dire que le statut artistique de l’objet n’est pas en lui mais dans celui qui le regarde, ce qu’a déjà dit Marcel Duchamps.

La valeur morale de l’objet mingei : la beauté honnête envers l’usage
Crochet de crémaillère, Japon, mingei,

Travail mingei, crochet de crémaillère jizaikake ou jizaikagi (jizai-kagi) Forme Ebisu évoquant l’hameçon du dieu japonais des pêcheurs et de la chance. L’un des sept dieux de la fortune. Bois de Keyaki (bois de Zelkova) à patine naturelle. Fin période Edo, début ère Meiji

Yanagi continue ainsi : “Autrement dit, ne sont pas mingei les objets luxueux et onéreux qui ne sont produits qu’en très petite quantité. Au contraire des objets du quotidien créés pour être utilisés plutôt que regardés. Les objets d’usage courant produits en grand nombre et dont le prix est à la portée de tous. (…) Mais parmi eux , ne méritent d’être appelés mingei que ceux dotés de certaines qualités : leur propriété essentielle doit être l’honnêteté envers cette finalité d’usage. Les objets qui sortent en surnombre des usines mécanisées sont victimes de l’esprit mercantile. (…) Les objets élégants  qui visent au raffinement sont pour la plupart victimes des caprices du goût, et pervertis par des ornements inutiles ou des lubies où l’apparence l’emporte sur l’usage (…)

Oil pot. Joseon Dynasty, 19th century. Joseon. stone. 11.6×6.7 cm.

Pot à huile. Dynastie, XIXe s.. 11.6×6.7 cm.,museum Mingeikan


Par conséquent, pour être appelés mingei, les objets doivent prendre en compte honnêtement leur emploi et être sains, ce qui requiert une grande attentions portée à la qualité, des techniques de fabrication — qui ne demandent pas des prouesses — et un travail consciencieux .(…) La vulgarités des couleurs, l’aspect misérable des objets qui se cassent ou s’écaillent pour un rien, tous ces maux proviennent de la malhonnêteté à l’égard de l’usage. J’appellerais volontiers ces objets des objets artisanaux immoraux
. (…) L’artisanat populaire honnête, tel est en un mot le visage du mingei. Sa beauté sourd de son honnêteté envers l’usage : nous pourrions l’appeler beauté de la santé, beauté de l’ordinaire.

mingei jarre

Jarre de rangement en gres attribuée à Tatsuso Shimakoa (1919-2007), membre imporant du mouvement Mingei. Dans le style Jomon pour lequel l’artiste était connu. Ce style était influencé par deux procédés anciens : Le processus décoratif  à l’aide de cordes pressées sur la surface que l’on trouve dans les céramiques Jomon et la sous-couche d’engobe blanche utilisé sous la dynastie Joseon en Corée

L’objet mingei est une nécessité.

tumblr_32585622af926f8f8d5b7c5047550d54_66719dc7_500La majeure partie des objets artisanaux sont des ustensiles indispensables à la vie. L’objet mingei se doit doit être développé en grand nombre. Il faut sortir de la fausse idée que puisque les ustensiles sont d’usage courant il peuvent être quelconques. Banalité n’implique pas absence de beauté. Cela concerne les fabricants. La répercussion  des objets de mauvaise qualité produits en masse est le peu de soin et d’attention qu’apportent les utilisateurs sur les objets de tous les jours. Alors que la qualité impose le respect.

mingei

panier de bambou, période Edo, XIXe s., Japan, musée Nihon Mingeikan

Une scission s’est opérée entre l’artisanat d’art, rare et onéreux, et donc loin de l’usage et les beaux arts (peinture, sculpture) d’une part, qui ne sont qu’objet de contemplation et l’artisanat à utiliser, qui de fait fut tenu comme inférieur et donc méprisé. Cette division a faussé la conscience esthétique car la vie quotidienne et la beauté se sont trouvés scindé. Ce fut une grande erreur commise par les hommes des temps modernes que d’avoir cessé de chercher la beauté dans le monde de l’utilisation et de l’avoir cantonnée dans le monde du regard.(…) Ce sont les maîtres de la cérémonie du thé qui l’ont le mieux compris jusqu’à présent(…) Ils avaient appréhendé en profondeur le beau en cherchant la beauté dans les ustensiles et en la conformant à la vie quotidienne.” Si le beau et la vie quotidienne, donc, sont séparés, la conscience esthétique des gens ne pourra que décliner. Puisque la production mécanisée, victime de l’esprit mercantile, donne naissance à des produits de piètre qualité, il faut se tourner vers les campagnes où les traditions sont préservées et où les techniques particulières sont perpétuées . “L’ordre le plus naturel et le plus sûr pour lancer le mouvement mingei réside dans l’artisanat manuel et régional.”

Mingei et création individuelle
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Jarre de lune. Porcelaine blanche, H. 44 cm, D. corps 42 cm. dynastie Yi, Corée, XVIIIe siècle.

Yanagi considère à plusieurs reprises la notion d’individualité. D’une part, la plupart des objets du passé sont anonymes. D’autre part, puisque le mingei doit se développer de manière industrielle puisqu’il doit s’adresser au grand nombre, il ne doit pas servir l’expression d’une personnalité “anguleuse”, la beauté doit au contraire être sereine, simple et ordinaire. Et puisque le mingei est le domaine des artisans, c’est le domaine de la coopération, ce n’est pas le domaine d’un individu “pointu” au point que personne ne puisse s’en approcher.

La notion de beauté

Yanagi oppose l’artisan au “créateur” en ce que son travail  doit “aller de soi”, émaner naturellement de ses mains alors que le créateur s’éloigne de la compréhension des autres par des ornements recherchés, artificiels et compliqués. Nombre d’artisans du passé ne pensaient même pas à signer leur oeuvres. De même que  la marche serait entravée par la conscience de chaque pas, le travail des artisans doit se faire naturellement pour atteindre la beauté. Quoiqu’il y ait de nombreuses formes de beau, c’est la beauté simple qui recevra l’ultime amour (…) Le mingei ne doit pas être extraordinaire, il doit s’élever jusqu’à la banalité.” S’élever jusqu’à la banalité…  Voilà qui laisse songeur… soetsu yanagi Une calligraphie de Yanagy réalisée vers 1955 exprime l’idée du mingei. La traduction en serait : “au-delà de la beauté et de la laideur”. Dans  Dharma Gate of Beauty, qu’il publie en 1948, Yanagi note  que le “quatrième  de quarante huit voeux d’Amida contient des mots qui peuvent nous donner une base sur laquelle ériger une esthétique. Les déclarations d’Amida signifient que dans la terre du Bouddha  la dualité de la beauté et de la laideur est non existante“. S’élever dans la banalité serait cela : réaliser un objet sans penser aux jugements de beau et de laid, de manière intuitive, comme “allant de soi”. Cela me fait penser à un dicton asiatique qui dit “Ce n’est pas parce qu’un miracle arrive tout les jours, que ce n’est plus un miracle.” Le miracle de la simplicité naturelle et quotidienne.

Mingei et collection
contenant pour le saké

Contenant à sake en bambou laqué de vermillon, en forme de bourse, XVII-XIXe s., Okinawa, Japon, musée Nihon Mingeikan

Collectionner des objets mingei peut paraître contradictoire. Ne faudrait-il pas plutôt les utiliser ? Yanagi Soetsu était collectionneur. Il a récolté au long de sa vie des objets d’artisanat populaire en les jugeant conformes à son intuition du beau. Homme de culture et de lettres, il fut co-fondateur d’une revue d’art et de lettres en 1910, dans laquelle il voulait faire découvrir l’art moderne européen. Critique d’art, professeur de philosophie, adepte du bouddhisme du Grand Véhicule (école de la Terre Pure), il eut une révélation lorsqu’il découvrit les céramiques coréennes en 1916, notamment celles de la dynastie Yi (XVIIIe s.). soetsu yanagi <§Mais si la recherche de la vérité religieuse occupe toute sa vie, cela ne contredit en rien son amour du beau. Au contraire : “C’est le chemin d’une intuition d’une beauté qui se confond  avec l’esprit de Dieu et de Bouddha.”  Yanagi a pensé qu’il devait transmettre cette vérité au monde et il a agi. À la suite de la répression du Soulèvement du 1er mars 1919 en Corée, Yanagi s’exprime à plusieurs reprises en faveur d’un plus grand respect et d’une plus grande autonomie de la Corée. En avril 1924, il créa le Musée des Arts Populaires de Corée, puis en 1936  : le Musée Japonais du Mingei (Nihon mingeinkan). Se demandant pourquoi il nageait dans le bonheur quand il tenait les objets de sa collection, il comprend que dans les brefs instants où l’on perçoit la beauté, on s’oublie soi-même.”C’est l’instant où le moi  qui concentre en lui les attachements (les contraintes) se dissout. L’extase rend heureux. En ce sens, les oeuvres réussies apportent la paix et la sérénité. Elles nous rendent plus doux.” (Pour une esthétique bouddhique).

mingei, chasen,

Chasen, fouet pour mélanger la poudre de thé matcha avec de l’eau dans un bol, bambou, fait à la main. ©Mingei museum

Pour d’autre articles sur la beauté japonaise voir

Esthétique japonaise : le wabi-sabi

Tanizaki Junichiro, Eloge de l’ombre

4 commentaires sur « L’esprit Mingei selon Yanagi Soetsu »

  1. La philosophie relative à l’art proposée par Yanagi est appuyée sur une morale politique. Au risque de la perplexité comme l’a très bien remarqué Catherine. Le rapport entre art/artisanat et honnêteté ne paraît pas immédiatement clair ni pertinent. Il est peu à peu éclairé par la démarche qui vise à dégager la production artistique de la spéculation. De ce point de vue, Yanagi est éminemment sympathique.
    Pour autant, il me semble que le Mingei propose une lecture partielle de la problématique de l’art. La peinture, par exemple, utilise un espace/cadre géométrique, jamais aléatoire, qui pourrait signifier une découpe maîtrisée du réel pour une déconstruction/reconstruction hors normes. C’est une entreprise globale qui échappe à son support matériel.
    L’objet artisanal, quel que soit l’investissement artistique, ne peut pas atteindre à cette dimension parce que son utilité limite le questionnement à son contour, parfois de manière gênante : l’assiette creuse ou bol, par exemple, propose une abstraction qui incite à une contemplation perturbée par le « pourquoi une assiette » ?
    Est-ce que les louables intentions de « l’artisanat du peuple » (remarque judicieuse sur le double sens), n’aboutiraient pas à une discrimination, non voulue, comme insidieuse, entre l’art-aristocratie et l’artisanat-peuple ?
    Reste la question du marché de l’art.

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