
Rikio Takahashi, Gion festival
Le sōsaku hanga (littéralement « estampe créative ») est un mouvement artistique japonais né au début du xxe siècle, s’inscrivant dans la mouvance des estampes japonaises ukio-e, mais en réaction avec la conception traditionnelle de l’élaboration de ces estampes. Le sōsaku hanga adopte une conception : l’estampe ne doit pas être le résultat du travail de plusieurs intervenants — le dessinateur, le graveur, l’imprimeur, l’éditeur —, mais l’œuvre d’un « artiste » unique, à la fois peintre, graveur et imprimeur, maîtrisant l’ensemble du processus. Le terme fut utilisé dès 1909 par l ‘imprimeur Ishii Hakutei (1882-1958) dans l’Encyclopédie des arts libéraux (Bungei hyakka zensho).
Historique

Kanae Yamamoto, Sur le pont, 1913
Le point de départ du mouvement est la publication en 1904 par le magazine Myôjô d’une estampe réalisée par Kanae Yamamoto (1882-1946) représentant le portrait d’un pêcheur. Yamamoto en a assuré à la fois le dessin, la gravure et l’impression. (Ci-dessus, une autre oeuvre de Kanae Yamamoto). Comme le mouvement prenait de l’ampleur en taille et en influence, il fut établi formellement avec la formation de la Société japonaise d’épreuves créatives en 1918, devenant par là-même la principale organisation de ce mouvement jusqu’à sa dissolution en1931. Elle renaît, portant sur un domaine plus large, sous le nom d’Association japonaise des estampes. Elle connaît cependant un succès commercial moindre que celui du shin hanga dont les collectionneurs occidentaux préfèrent l’aspect plus traditionnellement japonais.
Qui ?

Yamaguchi Gen, Germination
Les personnalités les plus importantes du début du mouvement furent Kôshiro Onchi, Hiratsuka Un’ichi (1895-1997) et Shiko Munakata (1903-1975). Mais il y avait aussi un grand nombre d’artistes modernes qui rentrèrent dans le mouvement, dont beaucoup en tant qu’apprentis des trois maîtres. Les années de guerre de 1939 à 1945 ont constitué une période cruciale pour le mouvement sôsaku hanga, avec la création de la société Ichimokukai (le premier jeudi). Ce groupe a été créé en1939 par Kôshiro Onchi à Tokyo. Le groupe se réunissait une fois par mois pour discuter des estampes. Les premiers membres furent Yamaguchi Gen (1896-1976) et Jun’ichiro Sekino (1914-1988). L’époque des années 20 à 50 fut particulièrement féconde et stimulante.

Hiroyuki Tajima, Rhizome (1969)
Après la guerre se joindront au groupe plusieurs connaisseurs américains, Ernst Hacker, William Hartnett et Olivier Statler qui contribueront à raviver l’intérêt occidental pour les estampes japonaises. Cependant, reconnaissance internationale aidant, la cohésion du mouvement, toujours très fluctuante, diminua en même temps que la renommée des artistes augmentait en dehors du Japon. Editant essentiellement des estampes produites à partir de gravure sur bois (comme pour l’ukiyo-e traditionnel), le sōsaku hanga va s’intéresser de plus en plus, à partir de la fin des années 50, aux procédés occidentaux que sont la lithographie, l’eau-forte ou la sérigraphie. De nos jours, alors que le terme de sokuka hanga est appliqué à nombres d’artistes japonais variés, il est très difficile de retrouver le même esprit d’innovation associé à une identité de groupe qui prévalait avant la guerre. Cependant, certains artistes japonais continuent de travailler à la manière des estampes créatives, et quelques-uns montrent encore à certains niveaux une influence des maîtres du début du mouvement.
Caractéristiques

Shiro Kasamatsu (1898–1991), (1962)
Pour les premiers artistes de sokaku hanga, le processus de reproduction des épreuves (fukusai hanga) était primordial et beaucoup pensaient que le shin-hanga était un des processus de reproduction des épreuves, mais pas le seul. En effet les artistes sokaku-hanga voyaient le processus complet de création des estampes comme utilitaire et extrêmement personnel, ne souffrant d’être partagé avec d’autres artisans. Ils préparaient leur papier, leurs propres blocs (qui n’étaient pas nécessairement en bois), les coupaient, les sculptaient, mélangeaient les différents pigments, imprimaient les images et finalement les vendaient.

Toko Shinoda, Simile,
Leur travail est un mélange d’esthétique japonaise traditionnelle fortement influencée par les tendances internationales de l’art, et plus particulièrement par les méthodes européennes de peinture et d’impression. Le résultat est une approche individuelle et éclectique des créations. La nature expérimentale et personnelle des sokaku-hanga rend très difficile la classification des oeuvres en différentes catégories facilement identifiables, mais c’est aussi cet éclectisme qui rend le mouvement si vivace. Les sujets des estampes sont également très variés, si les traditionnels portraits de femmes et les paysages demeurent, ainsi que toute la figuration, l’abstraction a la part belle dans leur production.
Kiyoshi Saito (1907-1997)
Peintre et graveur, Kiyoshi Saitō est membre du Kokuga-Kai (Académie nationale de peinture). Après avoir exposé des peintures aux Salons Kokuga-Kai et de Nika-Kai, il se tourne peu à peu vers la gravure sur bois, et participe aux activités de l’Association japonaise de gravure. Depuis 1951, il fait tous les ans une exposition personnelle dans son pays et à l’étranger. Il a reçu plusieurs prix dans des manifestations internationales, notamment à la Biennale de Sao Paulo et en Yougoslavie.
Ci-dessous, une partie de la série Maika,
Le travail sur le bloc de bois est partie prenante des images. Ainsi Kiyoshi Saitô laisse apparentes les veines du bois sur une partie du bloc et s’en sert comme motif. A moins qu’il n’ait gravé une partie de celles-ci. Présentées sous différente postures, la femme est habillée traditionnellement et le obi (ceinture), accessoire privilégié pour le déploiement d’une étoffe aux riches motifs, est ici employé comme mise en valeur des veines du bois : mise en abîme du processus de fabrication par la représentation du matériau employé. Dans la première image, le fond décline également les veines du bois mais d’une teinte différente. La très grande stylisation du vêtement et de la coiffe rend presque abstraite la silhouette de la femme. Le nombre réduit des couleurs ajoute à la géométrisation du tableau, composé de formes essentiellement organiques excepté les deux traits blancs en bas du obi. Le diadème et le obi se répondent par une couleur identique formant une ligne de fuite dans l’image : sinueuse de droite à gauche dans l’image de gauche et verticale de haut en bas dans celle de droite. Les taches blanches représentent la nuque de la femme, comme toujours dans cette série, point d’orgue de la composition qui ponctue le tableau par le dévoilement de la peau dénudée.
Katsura Kyoto, ci-dessous, est une estampe qui fait partie d’une série qui prend pour thème différents lieux du japon. En l’occurence, il s’agit de la villa impériale à Kyoto.
La géométrisation des formes est à son paroxysme dans la série des vues de Tokyo ou de Kyoto, série de coupes architecturales, élévations ou plans, où se croisent verticales et horizontales, dans un alignement rompu parfois par une ou deux obliques. Pseudo élévation, cependant, puisque contrairement à ce qui se fait en architecture, la présence d’obliques évoque la profondeur, mais ne la représente pas puisque les règles de la perspective ne sont pas respectées. C’est la notion même de représentation qui est mise en cause, puisque, loin des détails réalistes, on regarde plutôt ce qui fait l’essence d’un lieu : point de description donc mais un croquis qui va droit à l’essentiel : un escalier, une engawa, une fenêtre, une paroi coulissante. Là s’arrête la description. Les quatre éléments constitutifs du bâtiment sont présents, mais agencés de manière peu réaliste. Outre le fait que la perspective n’est représentée que par deux obliques, celle de la dernière marche et celle de l’auvent, ce qui est une liberté prise avec les règles de la perspective; l’escalier semble mener soit à une fenêtre derrière laquelle il semble pleuvoir, soit à une porte, mais dans tous les cas aboutit à la verticale du mur, ce qui est une liberté prise avec le réel. C’est ce qui rend cette estampe si fascinante : sa capacité à évoquer un lieu au premier coup d’oeil, malgré l’absence de tout réalisme.
Ci-contre : Daitoku-ji, Tokyo mélange, quant à elle, plan et élévation, respectivement le jardin et le bâtiment. Seule perspective, l’oblique de la rangée d’arbres ou poteaux sur la gauche.
Onchi Kôshiro (1891-1955)
Onchi Kôshirô (恩地 孝四郎) est un peintre, photographe et graveur. Élève de l’école des beaux-arts, il étudie la peinture occidentale et la sculpture. Dès 1913, il se consacre à l’estampe. En 1918, il crée l’Association Japonaise pour la réalisation d’estampes, qui prône le contrôle par l’artiste de toutes les phases successives de la fabrication. Après 1945, il contribue au développement de l’estampe abstraite au Japon, qui est représentée à la Biennale de São Paulo de 1951.
Son oeuvre est très diversifiée, tant par le style que par le sujet. Il oscille par ailleurs entre le figuratif et l’abstrait, mêlant parfois les deux, ce qui fait qu’il est difficile d’y trouver une cohérence, même si son travail s’organise en séries — fictions, poèmes, Maika, vues, portraits, allégories, etc.) à l’intérieur desquelles il y a un fil conducteur qu’il soit formel ou référentiel. Nous avons donc retenu deux estampes qui nous intéressent plus particulièrement.

Koshiro Onchi, portrait d’Hagiwara Sakurato
Le portrait ci-dessus ne correspond en rien aux habituels portraits de l’ estampe traditionnelle japonaise et ce particulièrement de par le travail effectué sur la peau du personnage. En général la peau du personnage est un aplat blanc ou beige sans ombres, ni rides. Par ailleurs, le caractère du visage est particulièrement mis en évidence et peut rappeler la peinture expressionniste. Seuls les artistes du théâtre kabuko étaient représentés avec une expression, mais celle-ci ne leur était pas propre, elle correspondait à un type de personnage et au rôle qu’il remplissait dans la pièce. Ici, l’expression est celle d’un individu. Enfin, le traitement de la surface rappelle l’épaisseur des touches d’une peinture à l’huile.
Jeux de cadrages
Dans les années 30, une caractéristique de son style figuratif est le jeu sur le cadrage et le hors-champ, Dans Miroir, pas moins de 7 cadres (le cadre noir n’appartient pas à la gravure mais à la photo) : celui du fond beige clair, celui constitué par la porte et son ouverture, celui de l’ouverture de la porte, celui de la porte, celui du miroir, celui du reflet et, à l’intérieur du reflet, celui constitué par les murs de la pièces et du plafond. Tous ces cadres sont autant de fenêtres délimitant le regard du spectateur. Le graveur convoque constamment le hors-champ, qui recouvre ce qui est hors du cadrage. Or, dans ces encadrements multiples, tout est coupé, cadres et contenus des cadres : la porte, la scène entrevue par la semi ouverture de la porte — on ne voit que le bras gauche de la femme —, le cadre du miroir, le corps et le visage de la femme dans le reflet. De même que le sujet du tableau déborde des cadres successifs et échappe au dessinateur, le téton “s’échappe” du kimono et se donne — entier, lui —, à regarder, souligné par la bordure du kimono, en contrepoint discret de la poignée de la porte, autre élément entier du tableau. Cette poignée qui, contrairement aux cadres, permet d’ouvrir ou de fermer, mise en abîme du peintre qui cache et dévoile ce qu’il veut.
Haku Maki (1924-2000)
Haku Maki, de son vrai nom Tadaaki Maejima, suit une scolarité dans une école ordinaire et devient professeur dans un lycée. Après la guerre, il rejoint la “Société du premier jeudi” (cf. plus haut). Il réalise ses premières gravures dès le début des années 1950 et commence à exposer en 1957. C’est en 1962 qu’il est sélectionné pour figurer dans le livre de James Michener, The Modern Japanese Print. An Appreciation (1962). En 1969, il produit 21 gravures pour le livre Festive Wine basé sur d’anciens poèmes japonais.
Ce graveur a une particularité qui est de s’intéresser à l’écriture. Les thèmes sont fréquemment tirés du domaine de la calligraphie plus ou moins modifiée et stylisée, très souvent des kanjis chinois, mais parfois aussi des signes de l’écriture japonaise katanaka ou de l’écriture sigillaire chinoise. Cette gravure pose la question de la limite entre écriture et abstraction, entre signification et forme. D’abord par le titre des oeuvres : Poème… qui renvoie au domaine du sens, alors qu’il s’agit manifestement d’une oeuvre abstraite constituée d’un fond bleu sur lequel se détachent trois formes irrégulières rouges à l’intérieur desquelles sont dessinées des traces noires. Mais il se trouve que ces traces réfèrent à l’écriture sigillaire, première écriture chinoise dont les vestiges datent de plus de 3000 ans. Ces signes étaient gravés sur de la pierre, sur des carapaces de tortues, sur des os, des omoplates en particulier. La texture des formes rouge fait illusion et rend l’aspect rugueux de la pierre et représente le support sur lequel étaient gravés ces signes, ici comparables dans leur formes à des bouts de papiers déchirés. Mais une autre interprétation serait, de par la couleur rouge, d’y voir une présentation du sceau, nom qui a donné son nom à l’écriture sigillaire. L’oeuvre de Maki Haku pose la question, d’une part, des limites de la distinction entre forme et représentation, c’est-à-dire entre abstraction et figuration, et d’autre part, celle de la distinction entre forme et signe, c’est-à-dire entre une forme “insignifiante” et une forme “signifiante”. Par ailleurs, les signes choisis sont ambigus : ils pourraient fonctionner d’une part, comme symbolisation de l’homme et de la femme, et d’autre part comme idéogrammes ou parties d’idéogrammes. Enfin, prendre comme sceau le sujet d’une oeuvre c’est prendre une signature comme objet d’art et déplacer le thème de l’oeuvre.
pour d’autres articles sur l’estampe voir
Shin Hanga : l’estampe nouvelle
Les origines de l’estampe ukiyo-e : image du monde flottant
Par rapport à l’estampe nouvelle (Shin Hanga), l’estampe créative (Sôsaku Hanga) témoigne d’un invariant humain. Ne serait-ce que par la figuration, la première offre des estampes qui signifient immédiatement le Japon. Celles de la seconde nettement moins, sinon pas du tout : ainsi « Poème » peut évoquer Miro ou Klee et il n’est pas plus « japonisant » que les œuvres de l’un et l’autre ne sont « espagnoles » ou « suisses-allemandes ». Les estampes « nouvelles » et « créatives » étant produites à la même époque, l’invariant, dont l’expression peut être plus ou moins frappée d’interdit par les systèmes totalitaires (= ils ont la réponse absolue) qui ne redoutent rien tant que le questionnement, est un non-contingent paradoxal et dérangeant. L’histoire particulière est importante (la 2ème guerre mondiale en l’occurrence) dans la mesure où elle sert de catalyseur et modifie les formes de l’abstraction – expression de cet invariant qui existe sous des formes diverses à toutes les époques – mais elle n’en est pas la « cause ».