Kare-san-sui : sec-montagne-eau. Ce type de jardin, destiné à la contemplation, et non à la promenade, illustre l’essence profonde de la nature et non pas sa manifestation extérieure. Le roc symbolise l’ossature de l’univers, le sable suggère son impermanence. Par sa densité, la pierre affirme la stabilité ; par sa fluidité, le sable signifie le fluctuant : la jardin apparaît ainsi comme espace où se confrontent et se confondent à la fois l’immuable et l’éphémère.
Un semblant d’histoire… conception et interprétations
C’est pendant l’époque Muramachi que les jardins secs éclosent en même temps que le bouddhisme chan (zen) se répand au Japon par le biais de la Chine et de la Corée. Ces jardins furent réalisés dans les enceintes des temples bouddhiques construits à la même époque. Leur conception est pensée par les moines et les maîtres jardiniers, ceux-là étant souvent ceux-ci. Par ailleurs, le shintoïsme, en tant que panthéisme, est foncièrement un culte de la nature et de ses formes et influencera la conception et la symbolique des jardins secs. La métaphore de la pierre comme montagne et du sable ou gravier comme eau, n’est pas propre au jardin sec et se développe dans d’autres jardin antérieurs au jardin sec. Elle parcourt la littérature, tant chinoise que japonaise, sur les jardins. Le maître jardinier, tel un peintre-calligraphe, “dresse des montagnes, étend des lacs” (Nan Shan, cf bibliographie). Le jardin est conçu alors comme un microcosme de la nature.
Par ailleurs, la peinture chinoise, (shan-shui : montagne et eau, rivière, qui signifie aussi paysage), principalement la peinture monochrome de l’époque Song (960-1126 et-1127-1279 : Song du Nord et Song du Sud), est plus la création d’une atmosphère poétique et une stylisation de l’essence de la nature, plus que la représentation de celle-ci. Elle émane du taoïsme et du néo-confucianisme, et n’est pas, dans ses caractéristiques, sans similitude avec les dessins de jardins secs. Nan Shan, décrivant les pierres du jardin du Rian-ji dit : “quelques rochers semblent flotter sur une mer de sable comme des pics dans la brume”.

Ma Yuan, Le chant des premières pousses (Dansant et chantant- Paysans, de retour du travail), début du XIIIe
L’on peut donc cheminer dans l’interpénétration de ces différents niveaux : spirituels, métaphysiques, religieux, philosophiques, symboliques ou métaphoriques pour déchiffrer le sens de ces jardins — si sens il y a, nous y reviendrons par la suite — ou, tout au moins, expliciter quelques codes pour en extraire de possibles lectures. Mais en fin de compte, à chaque spectateur sa lecture…ou plutôt son expérience.
LA PIERRE
Le minéral, sous tous ses aspects, apparaît comme la composante essentielle du jardin zen, il peut à lui seul représenter les trois thèmes majeurs du jardin zen : la montagne, l’île et l’eau.
La tradition shintoïste accordait une identité aux pierres remarquables, vénérant en elles la demeure d’un esprit, et un culte leur était rendu sur leur emplacement d’origine. Le Japon s’ouvrant à la civilisation sino-coréenne, l’usage se répandit de placer dans le jardin des pierre qui devaient, selon la cosmogonie chinoise, protéger la résidence des mauvais esprits. Cependant, contrairement aux Chinois qui appréciaient les pierres remarquables, les Japonais choisirent des pierres aux formes simples qui correspondaient à leur esthétique. Et c’est finalement cette optique-là qui va prédominer chez les jardiniers zen, une formulation essentiellement esthétique et abstraite. Au-delà des significations, c’est l’âme de la pierre qui intéresse les japonais.
Son “âme”se définit par plusieurs critères.
Une pierre intacte
Même transplantée dans un jardin, la pierre doit rester intacte, rester à l’état pur car elle a pour mission d’exprimer le monde tel qu’il est et son essence même. Patiemment sculptée par les eaux et les vents, elle est l’œuvre du temps qui opère si lentement. Par contre, retouchée par la main humaine, mais il y a longtemps, elle trouve droit de cité dans un jardin. “Si la pierre récemment taillée est impropre à prendre place au jardin, les pierres anciennes ayant subi l’ouvrage de l’homme se sont cependant peu à peu chargées d’une patine et d’une profondeur sublime. Elles sont alors comme rayonnant d’une beauté introvertie, retenue et modeste, silencieuse. Elles ont retrouvé dans le temps et l’usure une réserve noble et naturelle.” (Nan Shan, Dresser des pierres, planter des bambous). Poutant elle est également sans temps, hors de celui-ci parce qu’elle paraît inaltérable par rapport à la végétation.
La pierre est un objet sacré et une construction de la nature
Il importe de respecter le caractère brut de la pierre, car la travailler c’est la désacraliser. Que leur symbolisme soit d’origine bouddhique ou taoïque, les pierres qui garnissent les jardins japonais restaient fondamentalement des objets sacrés selon l’optique du shintoisme. Il est écrit dans le Sakutei ki (cf. plus bas) qu’il faut observer certaines règles dans la manière d’arranger les pierres, sous peine d’encourir un tatari, mot qui désigne le châtiment infligé par les divinités du Shinto à quiconque enfreint un interdit. Par exemple, il ne fallait pas coucher une pierre initialement dressée, ni lever une pierre originellement gisante. La position de la pierre doit également demeurer celle que lui a donné la nature. “Les pierres qui sont nées couchées ne doivent pas être redressées inconsidérément. Les pierres qui sont nées verticales ne doivent pas être disposées à plat, mais suivre leur sens naturel.” (N.S.)
De même ce qui est enterré doit le rester. Il ne s’agit ici plus uniquement de croyance, mais de l’obéissance aux lois de la nature, car il importe d’exprimer ce qu’est la nature. On peut comprendre en ce sens que si la partie enterrée de la pierre qui n’a pas subi les épreuves du vent ou de l’eau est présentée au jour elle paraîtra artificielle — sans doute avec des arêtes trop brutales — . On est d’ailleurs souvent étonnés, lorsque l’on déterre une pierre, de voir à quel point la surface cachée est différente de la surface apparente. De même, il paraît incongru d’aller chercher une pierre dans une région autre que celle où elle va être mise, elle ne paraîtra pas naturelle sortie de son milieu. L’âme de la pierre c’est encore une fois celle que la nature imprime sur elle. Si elle est moussue et provient d’une zone d’ombre, ce serait une erreur que de la mettre en plein soleil.
L’assemblage des pierres
C’est d’abord assembler des verticales et des horizontales. Pierres Yin et pierres Yang sont assemblées par familles en compositions d’équilibre asymétrique” (Nan Shan). L’équilibre du Yin et du Yang, hérité du taoïsme, l’alliance du calme, de la quiétude (yin) avec l’énergie, la force, le mouvement (yang) dont l’union rétablit l’équilibre, unissant les contraires ou les complémentaires dans une asymétrie due au nombre, toujours impair, et à la différence de forme (dressée et plate, par exemple) ou de taille.
Muso Soseki (1275-1351), moine bouddhiste zen, conseiller des shoguns, qui créa le premier jardin sec dans le Saihhô-ji en 1939, s’exprime en ces termes dans un petit poème : “Pierre brutes dressées/Cours d’eau méandreux/ Joie infinie“.
“Ne disposez pas de pierres d’une manière trop abrupte ou trop sophistiquée, mais de manière un peu vague.” Ces règles sont tirées d’un traité du XIe siècle sur l’art de dresser les pierres, le Sakutei-ki — notes sur la fabrication des jardin, premier manuel de paysagisme. Les roches additionnelles doivent créer une sorte d’éboulis, une impression d’instabilité , ce qu’apporte l’asymétrie et que crée la nature dans ses amoncellements.
Certains arrangements sont très codifiés. Par exemple le sanzon-seki, (pierre des trois saints) est un arrangement particulier de trois pierres dressées, combinaison issue de la mythologie bouddhique. Positionnées sur la trajectoire de mauvais esprits, elles avaient pour fonction de les neutraliser, mais elles ont aussi souvent été utilisées pour suggérer une chute d’eau.
LE GRAVIER
Le gravier représente le plus souvent l’eau et ses mouvement ou au contraire son immobilité par les étendues de très petites pierres que l’on ratisse, pour leur donner un rythme particulier. Parfois des zones spécifiques emploient des pierres de tailles différentes, parfois la couleur peut également varier.
Les mouvements concentriques autour d’une ou plusieurs pierres, représentent les ondes de l’eau se heurtant à une surface, les tourbillons de l’eau. En bref, l’eau sous toutes ses formes. Dans l’image ci-dessous, le mouvement des vagues est particulièrement spectaculaire.Il s’agit du jardin du Daisen-in, monastère secondaire du Daitoku-ji, ensemble de temples situé au nord de Kyoto, datant de l’ère Muromachi.

jardin du Daisen-in, Daitoku-ji, (1476-1477)
Mais le gravier n’est pas uniquement une métaphore de l’eau. De même que, comme nous l’avons vu, plusieurs pierres hautes peuvent représenter une chute d’eau, un amoncellement de gravier peut évoquer une montagne. Ce que l’on constate dans la photo ci-dessous.
Enfin, les graviers, gouttes d’eau innombrables d’une étendue liquide, sont une manifestation particulière de l’union de la partie et du tout.
Vide et forme : l’exemple du jardin du Ryoan-ji
C’est par le vide que l’on montre la forme. Le vide est l’espace de déploiement de la forme. “Pour lever les pierres, l’attention se fixe sur l’espace entre les choses, plus que sur les choses elles-même” (Nan Shan). Esthétique du dépouillement et du vide, à l’image de la vacuité bouddhique. L’étendue est le blanc où laisser errer nos pensées, comme un surplus de sens invisible.
On ignore l’auteur de ce jardin, mais le monastère ayant été relevé des ruines en 1488, on date le jardin de la fin du XVème ou du début du XVIème siècle.
Le terrain, quadrilatère de 200 mètres carrés plat et sablé sur lequel est aménagé le jardin du Ryojanji, est entouré d’une rigole emplie de cailloux qui assurent l’écoulement des eaux pluviales. A l’ouest et au sud, l’espace est clos par une murette en terre coiffée d’un toit de tuiles. A l’est s’élève un mur blanchi à la chaux ; au nord s’étend la longue véranda qui borde la demeure.
Quinze pierres grises, de tailles diverses disséminées sur une nappe de graviers. Elles sont distribuées en cinq groupes de deux, trois ou cinq. Seule touche verte, des mousses ourlent la base des pierres, telles des forêts épousant le pied des montagnes. L’espace occupé par les pierres est infime par rapport à la surface du gravier, et, cependant, malgré la dimension modeste des enrochements on ressent une impression d’immensité. Cet emploi du vide accentue la force de la composition minérale qui l’anime et met en valeur le relief des pierres. Seules deux pierres sont dressées, mais leur hauteur est faible, les autres gisent ou reposent sur le sol. Aucune d’elles ne s’impose par quelque trait remarquable ; toutes se mettent mutuellement en valeur.
Si les matériaux sont simples, la composition est très complexe, dans la mesure où le jardin combine plusieurs groupes de pierres qui concourent à former un tout sans pour autant perdre leur indépendance plastique. Le dépouillement et la sobriété des pierres choisies, leur rythme sur la surface lumineuse et uniforme du gravier, tout contribue à une mise en condition du spectateur, qui échappant à la réalité qui l’environne, peut se laisser aller à une rêverie méditative. “C’est cette association d’une asymétrie absolue qui fait de ce jardin un exemple éblouissant de la maitrise de l’espace, où le vide et la forme deviennent interchangeables pour participer ensemble à cet équilibre magistral” (François Berthier, cf. bibliographie).
Nan Shan écrit à son propos:
“Les montagnes disposées d’une façon simple et non appréhensible, sont de sombres rochers antiques patinés par le temps. Les eaux sont des traits de sable concentriques, comme des ondes circulaires entourant une émergence à la surface du vide, une manifestation. Si la végétation est la chair du jardin, la pierre est son ossature, le vide est sa moelle” (Nan Shan).
LA MOUSSE
La mousse peut se trouver sur le bas des pierres ou aux pieds de celles-ci. Elle exprime le passage du temps, venue d’avant les hommes et d’avant les arbres et les fleurs, elle est la végétation première, celle d’un passé immémorial, proche de l’éternité. Elle peut dessiner une île sur laquelle reposent les pierres-montagnes, comme dans le jardin du Raisen-ji (à gauche) ou comme dans celui du Rian-ji (ci-dessous), représenté par une estampe.
Elle peut également être par analogie, microcosme métaphorique d’une végétation plus monumentale, celle des arbres qui s’accrochent à la montagne, comme elle à la pierre. Dans ce bouleversement des dimensions, c‘est à l’infiniment petit, à la frontière du visible et de l’invisible, de l’indistinct et du discernable que se trouve confronté le spectateur. Le détail insignifiant sur lequel s’accroche le regard d’une personne forcée de se pencher vers le sol, vers l’humus, dans une humilité aussi étymologique que bouddhique.
Jardins secs et calligraphie : une métaphysique
“Lorsque le jardinier assemble les pierres, son travail est précis et rapide, inspiré comme celui du calligraphe (…) une infime déviation, l’espace d’un cheveu et l’effet est manqué” (Nan Shan). Si la calligraphie est l’alliance du vide et du plein, du noir et du blanc, tout comme une peinture allie espace vide et formes dans sa composition, alors les jardins sont la calligraphie des jardiniers. “Les jardins secs de Yamato sont comme une encre sur le papier vierge, comme une calligraphie où le signe s’est tellement réduit à l’essentiel qu’il est exempté du contenu signifiant. Dans l’absence de signe et de sens, monde flottant, c’est l’intuition ontologique” (Nan Chan).
En définitive, la contemplation d’un jardin sec, plus que la lecture d’un sens ou l’interprétation de phénomènes, est une expérience de l’être. L’être dans son essence, là où se confondent l’infiniment petit et l’immensité, le vide et la forme, l’un et le multiple, la partie et le tout, la permanence et l’éphémère, le mouvement et l’immobilité, le visible et l’invisible et où, dans l’acte contemplatif, s’efface la distinction entre sujet et objet ; en d’autres termes, une attitude au monde que l’on pourrait définir par le terme d’osmose.
Pour d’autres articles sur les jardins japonais voir :
Les jardins-promenades de la Période Edo
L’excellente émission Jardins d’ici et d’ailleurs diffusée sur Arte a consacré une émission au Daitoku-ji et le jardin sec en général. A voir sur You tube
https://www.youtube.com/watch?v=mtG6Uw_tMXQ
Bibliographie
Berthier, François, La mystérieuse beauté des jardins japonais, Ed. Arlea, 2015
Borja, Erik, Les leçons du jardin zen, Ed. du Chêne, 1999
Brindeau, Véronique, Louange des mousses, Ed. Picquier, 2012
Lescandre, Yolaine, Jardins de sagesse en Chine et au Japon, Ed. Seuil, 2013
Nan, Shan, Dresser les pierres, planter les bambous, Ed. Les deux océans, 2002
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