
Kasmatsu, Tea Ceremony
Le terme japonais cha-no-yu (littéralement : eau chaude pour le thé) est traduit par “cérémonie du thé” en français, ce qui donne une impression de formalité solennelle. Le terme de sadô ou chadô est également employé et signifie voie du thé (Concernant la signification du mot dô en japonais, voir ici.). D’un côté, nous avons le “rituel ou le service” du thé (chanoyu) et de l’autre la “voie, l’art, le chemin” du thé (chadô). Le premier parlera d’actes, le second de signification et de spiritualité. Bien qu’il s’agisse des deux versants d’une même réalité, nous parlerons ici de chanoyu. L’on peut se faire une idée du chadô( sadô) à travers le livre de Soshitsu Sen, Vie du thé, esprit du thé (voir ici). L’emploi de ces termes est inscrit dans l’histoire générale de la cérémonie du thé et du bouddhisme zen.

Murata Juko
Le chanoyu est un phénomène culturel extrêmement complexe. D’une part, parce qu’il est inscrit dans le temps et que, de fait, il n’y a pas une cérémonie du thé mais plusieurs. Nous ferons un raccourci historique et ne parlerons de la cérémonie du thé au Japon qu’à partir du moment où elle a les formes que nous lui connaissons maintenant, même si actuellement plusieurs écoles co-existent. Les écoles principales, Omotesenke et Urasenke, et encore Mushanokôji-Senke ont évolué, chacune avec des différences notables dans la façon de servir le thé. Il existe aussi d’autres écoles moins connues. Actuellement, l’école Urasenke est la plus active et la plus suivie. Nous partirons donc du XVème siècle et de la rencontre de Murata Juko (1423-1502), maître de thé et expert d’art du shogun Ashigaka Yoshimasa (1435-1490) — bâtisseur du pavillon d’argent à Kyoto — et du maître de zen Ikkyû Sojun (1394-1481) pour voir le début du chanoyu tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Portrait d’Ikkyū Sôjun, par Bokusai
En effet, Juko est le premier à introduire l’usage d’objets d’origine japonaise, d’une beauté plutôt sobre, invitant ses contemporains à dépasser la frontière entre l’esthétique japonaise et chinoise et est également l’inventeur de ce que l’on a appelé le wabi-cha, cérémonie caractérisée par la simplicité, qui s’oppose aux réunions du siècle précédent organisées autour du thé, qui étaient autant des manifestations destinées à l’exposition d’objets d’art fastueux en provenance de Chine que des dégustations de thé sous forme de concours. Ces réunions s’étaient développées à côté des rituels du temple.
Le wabi-cha

wa-kei-sei-jaku, calligraphie par On Ozawa Kankai
Le terme wabi qui est employé pour les valeurs associées à la nouvelle esthétique du chanoyu est difficilement traduisible et fera l’objet d’ un autre article. Signifiant originellement “triste”, il évoque la simplicité rustique, l’austérité, l’absence d’artifice et de luxe, le goût et la sagesse de la nature. Il désigne de manière générale l’imperfection. Celle-ci pouvant être celle des objets, mais aussi celle de la nature humaine. Le wabi-cha est intimement lié au bouddhisme zen et pourrait se définir approximativement et spirituellement comme l’expérience paradoxale du contentement dans l’insuffisant. En effet, depuis l’époque de Murata Juko, les grands maîtres de thé ont presque tous entrepris une ascèse formelle avec un maître zen. L’ascèse zen semble aussi indispensable au pratiquant du thé pour qu’il trouve l’esprit qui préside à chaque chanoyu, de sa préparation aux rangements qui la concluent, et qui se résume en quatre mots : wa-kei-sei-jaku : harmonie, respect, pureté et tranquillité. Le terme ultime du chanoyu est de permettre aux coeurs et aux esprits de l’hôte et des invités de partager une communion spirituelle et esthétique. Ce but ne peut être atteint que si tous partagent les quatre vertus cardinales wa-kei-sei-jaku. C’est là que le chanoyu rejoint le chadô (ou sadô).
Le thé matcha
Alors que précédemment, le thé, compressé, était bouilli dans du lait et assorti d’épices et de sel (façon de procéder qui s’est conservée au Tibet et en Mongolie), une nouvelle forme de thé, le matcha, apparaît au cours du XIIème siècle. Il s’agit d’un thé vert dont les feuilles sont réduites en poudre : on l’émulsionne en petite quantité dans une quantité plus importante d’eau (thé léger fait à partir de feuilles venant de plants jeunes) ou on le malaxe en quantité plus importante dans une quantité moindre d’eau (thé fort ou épais fait à partir de feuilles venant de plants plus anciens). C’est la même plante dont dérivera ultérieurement le thé vert infusé, puis le thé noir (oxydé ou fermenté). Il fut utilisé tout d’abord dans les rituels religieux des monastères bouddhistes, avec notamment pour but de les maintenir éveillés pendant les séances de méditation.
Chaji : les invitation de thé
La manifestation principale du chanoyu est une chaji, ou invitation de thé complète, accompagnée d’un repas. Une chaji est donc la forme la plus raffinée de l’hospitalité; à la fois simple et sophistiquée, elle varie selon les saisons. L’invitation et le partage du thé seront le prétexte par exemple, de célébrer un anniversaire rond, heureux, comme les cinquante, soixante ans de l’hôte ou d’un ami, mais elle peut aussi commémorer un événement triste comme l’anniversaire de la mort d’un ami, ou marquer un départ à l’étranger. Les cérémonies peuvent être liées au cycle naturel des saisons : célébrer les pruniers en fleurs, les cerisiers dans leur gloire éphémère, la pleine lune des moissons, les feuillages pourpre de l’automne ou la neige fraîchement tombée. En hiver, inviter ses amis après la tombée de la nuit, pour une yobanashi, ou au plus chaud de l’été, inviter pour une asa chaji, le thé du petit matin, qui commence à l’aube et se termine à neuf heures, avant que ne s’installe la grosse chaleur, ou même pour une akenobo no chaji, le thé de l’aube qui commence de nuit et se déroule de manière à ce que le jour pointe pendant le service du thé épais. Il existe aussi des occasions de services solennels dédiés à une divinité shintô ou à un bouddha. Ces services, dont l’origine remonte très loin, mais qui se sont multipliés après guerre, sont nommés ken-cha ou hô-cha et sont en principe réservés aux grands maîtres des écoles traditionnelles.
Avant la cérémonie
Le cheminement à travers le roji, est autant un cheminement physique que spirituel. Pour ce point-là, voir l’article sur le jardin de thé.

Toshikata Mizuno, 1893, réunion de thé.
Ils se purifient alors rituellement en se lavant les mains et en se rinçant la bouche dans un petit bassin en pierre (tsukubai) contenant de l’eau. Si le thé est servi dans une maison de thé (chashitsu, voir ici) séparée, plutôt que dans la chambre du thé, les invités attendront dans un jardin couvert jusqu’au moment où ils seront appelés par l’hôte. Ils se dirigent ensuite vers le tokonoma, ou alcôve, où ils admirent la calligraphie ou la peinture et le chabana (bouquet pour le thé, voir ici.) Puis, ils s’assoient dans la position seiza ( les jambes repliées, les pieds sous les fesses) sur le tatami (natte de bambou), par ordre de prestige.
Le déroulement de la cérémonie
Le terme chaji (茶事) se rapporte au service du thé complet comprenant le kaiseki (« repas léger »), le service de l’usucha (薄茶, « thé léger ») et du koicha (濃茶, « thé fort » ou « thé épais »), et dure approximativement quatre heures. Il comprend également sumi demae (炭手前), à savoir la mise en place et le réajustement, en présence des invités, des charbons de bois permettant de chauffer la bouilloire.
Un repas léger et simple, appelé kaiseki (懐石) ou chakaiseki (茶懐石) peut être servi aux invités, suivi par du saké. À l’issue de ce repas, ils retournent à la « salle » d’attente couverte jusqu’à ce qu’ils soient à nouveau appelés par l’hôte.

Hasegawa Sadanobu III- Tea Ceremony,
Chaque ustensile — incluant le bol à thé (chawan), le fouet (chasen) et l’écope à thé (chasaku) — est symboliquement nettoyé en présence des invités dans un ordre déterminé et en utilisant des gestes très précis. Les ustensiles sont placés dans l’ordre exact de rangement en accord avec la préparation qui suivra. Lorsque les opérations de nettoyage et de préparation des ustensiles sont terminées, l’hôte place une quantité de thé vert en poudre dans le bol selon qu’il prépare un thé léger ou épais/fort et ajoute la quantité appropriée d’eau chaude, puis mélange le thé à celle-ci. Dans les estampes à gauche et ci-dessous, l’hôte prélève de l’eau chaude dans la bouilloire avant de la verser dans le bol. Pour un descriptif des différents objets du thé voir ici.

cérémonie du thé, Mizuno Toshikata

Kasamatsu Shirô, cérémonie du thé
La conversation est gardée à son minimum. Les invités se relaxent et apprécient l’atmosphère créée par les sons de l’eau et du feu, l’odeur de l’encens et du thé, la beauté et la simplicité de la maison du thé et les décorations saisonnières appropriées. Dans l’estampe à droite, nous voyons l’hôte mélanger le thé à l’eau chaude.
Le bol est alors servi à l’invité d’honneur (初客, shokyaku, littéralement le « premier invité ») soit par l’hôte, soit par un assistant. Les salutations d’usage sont échangées entre l’hôte et l’invité d’honneur. L’invité salue le second invité et lève son bol dans un geste de respect pour l’hôte. L’invité tourne le bol afin d’éviter de boire sur sa « face avant » et, dans le cas du thé épais/fort en boit une petite gorgée, répond à l’hôte qui lui demande si le thé est à son goût avant de prendre deux nouvelles gorgées, d’essuyer le bord, de tourner le bol dans sa position originelle et de le passer à l’invité suivant tout en le saluant. Cette procédure est répétée jusqu’à ce que tous les invités aient pris le thé à partir du même bol. Le bol est alors rapporté à l’hôte. Dans le cas du thé léger, chaque invité boit dans un bol individuel, toujours en tournant le bol pour ne pas boire sur sa « face avant ».

Shiro Kasamatsu, cérémonie du thé,
Une fois que les invités ont chacun bu le thé, l’hôte nettoie les ustensiles. (cf, estampe ci-dessus). L’invité d’honneur demandera à l’hôte d’autoriser les invités à examiner les ustensiles et chacun leur tour, les invités examinent et admirent chaque objet, incluant l’écope à thé, la boîte à thé — le bol à thé ayant été admiré juste après que le thé a été bu. Les objets sont traités avec une extrême précaution et avec révérence car ils sont uniques, irremplaçables, des objets faits à la main.
L’hôte récupère ensuite les ustensiles et les invités quittent alors la maison du thé. L’hôte les salue de la porte, mettant ainsi fin à l’invitation. Ci-dessous, invités quittant l’hôte.

Mizuno Toshikata , cérémonie du thé, estampe de 1896-1897
Une préparation de thé peut durer entre une et cinq heures, selon le type pratiqué et le type de repas et de thé servis. Le terme chakai (茶会, littéralement une « rencontre autour du thé »), n’inclut pas le kaiseki (repas) et se résume le plus souvent au service de l’usucha (thé léger). Dans ce cas-ci, quelques friandises, généralement à base de purée de haricots rouge, sont dégustées pendant que le maître procède à la préaration du thé.Il peut parfois, mais plus rarement, être constitué du service d’un thé fort (koicha), suivi de celui d’un thé léger (usucha).
Kamuzo Okakuma, dans Le livre du thé (voir ici) raconte la dernière cérémonie de thé organisée par Sen no Rikiû, obligé par le shogun Toyotomi Hideyoshi, à se donner la mort :
“ Un à un, ils s’avancent et prennent place. Dans le tokonoma est suspendu un kakemono où sont écrites les merveilleuses réflexions d’un vieux moine sur l’anéantissement de toutes choses terrestres. Le bruit de la bouilloire qui bout sur le brasier ressemble au chant d’une cigale exhalant sa tristesse sur l’été qui s’en va. Mais l’hôte paraît. Chacun est servi à son tour et chacun, à son tour, vide silencieusement sa tasse, l’hôte le dernier de tous. Puis, selon l’étiquette, l’invité le plus marquent demande la permission d’examiner le service à thé. Rikiû met devant eux les différents objets et le kakemono. Lorsqu’ils ont tous exprimé l’admiration que leur inspire la beauté de ces pièces de choix, Rikiû leur en fait présent en guise de souvenir. Il ne garde pour lui que le bol. “Que jamais cette coupe, souillée par les lèvres du malheur, ne serve à un homme !” Il dit ainsi et brise la coupe en mille miettes. La cérémonie est achevée ; les invités retenant avec peine leurs larmes lui disent leur dernier adieu et quittent la chambre. Sur la prière de Rikiû, un seul, le plus proche et le plus cher de tous, demeurera et assistera à la fin. Rikiû, alors, quitte sa robe de thé, la plie soigneusement sur la natte, et il apparaît vêtu de la robe de mort, d’une blancheur immaculée. Il regarde avec tendresse la lame brillante du poignard fatal et lui adresse ces vers exquis :
Sois la bienvenue,
Ô épée de l’éternité !
A travers Bouddha
Et à travers Daruma, pareillement,
Tu t’es ouvert ta voie.
Le visage souriant, Rikiû est passé dans l’inconnu.”
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