Xinran a parcouru toute la Chine, des métropoles aux provinces les plus reculées. Elle a rencontré une génération, grands parents et arrières-grands-parents, qui décrivent avec leurs propres mots les transformations qui ont définitivement changé la Chine au cours du siècle passé. Ils parlent de leurs vies, de leurs espoirs, de leurs peurs, de leurs souffrances, de leur lutte, de leurs regrets — de ce qu’ils ont vu et ressenti — eux qui ont connu guerres, insurrections, persécutions, invasions, révolutions, famines, modernisation, occidentalisation, et qui ont survécu pour entrer dans le XXI ème siècle.
Traduction : Prune Cornet, Picquier Poche, éd.o. 2009, trad. 2010, 711 p.
Biographie
Xinran (欣然, son nom de plume), née en 1958 à Pékin, est une journaliste et écrivaine chinoise. Pendant la révolution culturelle, elle et son frère sont enlevés par les Gardes rouges, à leurs parents jugés « réactionnaires » et envoyés dans un orphelinat réservé aux enfants de « chiens à la solde de l’impérialisme ». A partir de 1983, la Chine a besoin de personnes pour développer la télévision et la radio, capables de diriger des émissions de débat éducatives tout en s’assurant que les sujets « interdits » sont évités. On confie à Xinran la production de ces émissions. Mais elle devient rapidement l’animatrice d’une émission de radio, Mots sur la brise nocturne, diffusée quotidiennement entre 22h00 et minuit. En 1997, elle décide de quitter la Chine et s’installe en Angleterre, à Londres, où elle travaille pour The Guardian et la BBC et acquiert la nationalité britannique. Elle s’y marie et a un fils. Elle fonde en 2004 une association d’adoption entre la Chine et d’autres pays appelée Mother’s Bridge of Love. Elle retourne plusieurs fois assez longuement enChine pour ses recherches et ses livres.
Les personnes rencontrées
“Ce livre est un hommage à la dignité des Chinois d’aujourd’hui.”
Xinran a voulu donner la parole aux gens ordinaires, c’est-à dire à ceux qui n’ont pas l’occasion de parler. A l’issue de vingt ans d’interviews effectués pour ses différents livres et recherches de journaliste, son choix s’est porté sur cinquante, puis vingt personnes d’un âge moyen de soixante-dix ans, le plus âgé ayant quatre-vingt-dix-sept ans. L’on entend ainsi une vendeuse d’herbes médicinales, placée chez un herboriste à la mort de ses parents alors qu’elle avait quatre ans, qui a sillonné la Chine pendant trente ans, de 1930 à 1960, ; un “camarade”, pourtant prisonnier politique pendant plus de vingt ans, dont les six enfants ont survécu livrés à eux-mêmes ; une professeure déplacée, avec plus d’un demi-million d’autres, au Xinjiang dans une ferme-prison, où ils ont érigé maisons en torchis et sans eau courante qui finirent par constituer une ville où ils vivent toujours. On y croise un chauffeur de taxi, qui parle de la pauvreté de deux villages, Dingxi et Longxi, où les personnes d’une famille de sept se partage un pantalon, que met celui qui sort. Un couple de pionniers du pétrole chinois ; une acrobate itinérante ; un “chanteur de nouvelles” qui raconte, dans un salon de thé depuis l’âge de dix ans, le monde aux analphabètes de villages reculés ; un maître artisan, fabricant de lanternes, dont la fierté réside dans le fait qu’une de ses lanternes figure sur un timbre poste, mais dont le commerce, déficitaire, ne lui permet de survivre qu’à grand peine ; un survivant de la Longue Marche en 1934 ; une femme générale ; un vieux policier entré dans la police en 48 et qui la quitte en 80, incapable de supporter plus longtemps l’ignorance et la corruption ; une mère cordonnier qui travaille depuis trente ans dans la rue pour envoyer ses enfants à l’université.
Son voyage
Il s’agit également d’un voyage personnel, à la fois psychologique — la mémoire de Xinran se joint à celle des interviewés — et géographique, dont les difficultés ponctuent les témoignages bouleversants des protagonistes du siècle. Un courriel — dont le précautionneux argumentaire pourrait se résumer à comment suggérer une chose en affirmant son contraire — reçu par Xinran en donne un aperçu : “Votre équipe est la bienvenue : sachez que je soutiens les étudiants qui enquêtent sur notre histoire. Pourtant dans la mesure où Shihezi vient tout juste de s’ouvrir au monde extérieur, les interviewés auront besoin d’une lettre de recommandation émanant du gouvernement afin de pouvoir participer à cet interview. Je n’irai pas jusqu’à dire que vous vous n’aurez pas l’occasion de poser vos questions à vos relations, mais j’ai bien peur que ceux-ci n’osent pas s’impliquer ou, s’ils l’osaient, qu’ils soient incapables de le faire n’ayant aucune idée de ce qu’ils pourraient dire. Je vous prie donc respectueusement de reconsidérer votre projet avant de vous lancer dans votre voyage.”
Mémoire ou mémoires ?
Lorsque j’ai eu entre les mains le livre de Xinran, je me suis tout de suite demandée pourquoi le mot mémoire n’était pas au pluriel. Il y a en effet autant de mémoires que de témoignages. Et presqu’autant de Chines que de mémoires. Mais, si cela est vrai, c’est aussi, et surtout, un livre qui parle de la mémoire chinoise, dans sa singularité et ses particularités. En effet, l’Histoire fait les histoires, dans un régime communiste plus particulièrement : la vie privée étant impossible, tout est partie intégrante de l’Histoire et les personnes sont personnages.
Mais la mémoire passe par la parole et celle-ci est difficile. Comme le dit un dicton chinois ” Dans chaque famille il y a un livre qu’il vaut mieux ne pas lire à haute voix “.
Parler est difficile dans la sphère publique
“Pour nous, Chinois, révéler ouvertement ce que nous pensons et ressentons est loin d’être chose facile.” précise dans son introduction Xinran , qui poursuit : “Personne en Chine ne croit possible d’amener ses compatriotes à dire la vérité.” Cette difficulté a plusieurs causes.
D’abord, la liberté d’expression est muselée par la peur. Beaucoup des personnes qui avaient accepté de parler se désistaient au fur et à mesure par peur de ce qui pourrait leur arriver après la parution du livre ou réclamaient une autorisation officielle du parti ou encore un document qui les protégerait. “Je suis un vieil homme à présent, alors bien sûr je sais beaucoup de choses, mais il n’est pas bon d’en dire trop là-dessus...”
Ensuite, la parole est liée à la responsabilité et à la culpabilité. Cette allégation réfère à ce que l’on appelle la “culpabilité par association”. Dès 350 avant J.-C. et pendant toute l’histoire de la Chine, la famille d’un criminel était punie aussi sévèrement que le criminel lui-même. La vérité se trouve d’emblée liée à la culpabilité, et a provoqué chez les Chinois une forte réticence à parler ouvertement de peur d’impliquer leurs proches.
De plus, la parole officielle remplace celle de l’individu “—Sur le président Mao, que répondriez-vous ? — Comment dire…Le président Mao… Deng Xiaoping a déjà fait une déclaration publique à ce sujet, non ? Soixante dix pour cent de positif et trente pour cent de négatif… C’est la réponse qui a déjà été donnée non ?”.
Par ailleurs, corollaire du fait que l’individu n’est pas amené à s’exprimer, la dépréciation personnelle. “Vous les grands journalistes, vous ne devriez pas accorder tant d’attention aux ignares comme nous, nous ne racontons vraiment que des bêtises!” ou encore ” Parlons. Mais vous ne m’en voudrez pas si je m’exprime mal ?”
Enfin, indépendamment d’être difficile dans le domaine public, la parole est également difficile dans la sphère privée.
Parler dans la sphère privée est aussi difficile
Entre parents et enfants, grands-parents et petits enfants, le fossé intergénérationnel lié, d’une part, à des raisons extérieures : censure des médias, contrôle exercé sur les manuels scolaires, ravages de la Révolution Culturelle, etc. fait que le savoir de la jeune génération se trouve de fait très éloigné des vies et des idéaux qui ont pu être ceux de leurs parents ou grands-parents. “Les choses étaient si différentes à l’époque”. D’autre part, ce fossé s’est creusé pour des raisons intérieures : la vie-même des parents — qui souvent ont lutté pour un idéal auquel ils croyaient et qui ont laissé leurs enfants à leurs parents ou qui en ont été séparés pour des raisons politiques — s’est passée loin de celle de leurs enfants. C’est la ou les génération(s) des familles brisées. Cette brisure physique a rompu la ligne de la transmission et de la communication.
Ce fossé se manifeste à travers trois réactions, réelles ou supposées.
D’abord, l’incrédulité : “Comment ont-ils réagi à ces récits ? Aucun d’eux n’y a cru.” ou “Aujourd’hui, personne ne croirait que nous avons traversé de telles épreuves” ou encore “Ils auraient du mal à croire que de telles choses me sont vraiment arrivées“.
Ensuite l’incompréhension. Cette incompréhension peut être celle du destinataire : “En réalité, il n’aime pas en parler, car il dit que tous les gens ré-interprètent tout ce qui a eu lieu dans le passé avec leur vision moderne des choses, et que ça n’a plus rien à voir avec la vérité… ” ou “Les terribles épreuves vécues par leurs parents, les jeunes ne les ont jamais connues. Cette nouvelle génération a grandi essentiellement dans le confort, reste à voir s’ils seront capables de comprendre correctement les leçons de cette période de l’histoire” ou encore “Nos enfants ne comprendraient pas”. Mais cette incompréhension est aussi celle du locuteur : “Il ne comprend pas cette nouvelle génération qui remet en question la Longue Marche”
Enfin, l’inutilité de la mémoire et de la transmission. “Ils me diraient tout simplement : A quoi ça sert de nous raconter tous ces trucs? ” ou “Comment pourrais-je le leur raconter? C’est de l’histoire ancienne. Ça n’intéresse personne.”
De quoi parler ?
Le contenu-même de la mémoire est difficile. D’une part, la vérité est trop dure.“— Avez-vous raconté à vos enfants cette période de votre enfance ? — Non… — Pourquoi cela? — Parce que cela me rend trop triste.” ou “— Avez-vous déjà raconté cela à vos enfants ? — Non. —Pourquoi ? —Quel intérêt ? Mes enfants ont grandi dans le confort, alors pourquoi irais-je leur parler de misère et de souffrance ? Notre vie fut amère, la leur est plus douce. “ D’autre part, la vérité n’existe pas, les gens ne croient plus à la vérité parce qu’ “Il y a eu trop de mensonges“.
Pourquoi parler ?
Les raisons pour lesquelles Xinran a écrit ce livre sont nombreuses, j’en citerai une : “C’est à nous qu’il appartiendra de répondre à la génération suivante s’il se produit dans les années à venir une rupture dans la communication intergénérationnelle. Et j’ai le sentiment d’avoir un rôle à jouer dans ce processus, il y va pour moi de ma responsabilité, même si d’autres pourront trouver cela bien naïf ou dérisoire. (Xinran)
L’une des personnes interrogées exprime pourquoi il veut parler, en ces termes: “Je tiens vraiment à ce que la génération suivante nous comprenne…Tandis que la nouvelle génération grandit, je veux qu’elle se souvienne des soldats qui se sont sacrifiés. Car s’ils sont morts, c’est pour nous, aujourd’hui, et ils ne doivent pas tomber dans l’oubli.”
Le devoir de mémoire, donc.
Alors, dans cet article, j’aurais pu raconter certains souvenirs de telle ou telle personne interviewée, mais mes mots ne seront jamais les leurs, ce passé, terrible à plus d’un titre, leur appartient et eux seuls peuvent le dire. De toutes façons, je n’aurais pu tout raconter et comment choisir ? Mais ce livre parle aussi d’amour, de force, de courage, de volonté, d’idéal, d’abnégations, de sacrifices qui ne se révèlent jamais tant que dans l’adversité. Et cette beauté également leur appartient, je n’ai pas voulu l’amoindrir par des paraphrases. J’ai préféré donc parler de la mémoire et de la parole, pour en montrer l’absolue nécessité.
Je ne peux que suggérer la lecture de ces témoignages poignants.
Les livres de Xinran ont été traduits aux Editions Piquier. Pour voire la liste de ceux-ci et d’autres ouvrages chinois voir :
https://www.editions-picquier.com/
Bibliographie de Xinran
- Chinoises, 2003 Durant huit années, de 1989 à1997, Xinran a présenté chaque nuit à la radio chinoise une émission au cours de laquelle elle invitait les femmes à parler d’elles-mêmes, sans tabou. Elle a rencontré des centaines d’entre elles. Avec compassion, elles les a écoutées se raconter et lui confier leurs secrets enfouis au plus profond d’elles-mêmes.
- Funérailles célestes, 2005. Funérailles célestes est une histoire d’amour et de perte, de loyauté et de fidélité au-delà de la mort. Xinran dresse le portrait exceptionnel d’une femme et d’une terre, le Tibet, toutes les deux à la merci du destin et de la politique.
- Baguettes chinoises, 2008. Fiction. Soeurs Trois, Cinq et Six n’ont guère fait d’études, mais il y a une chose qu’on leur a apprise : leur mère est une ratée, car elle n’a pas enfanté de fils, et elles-mêmes ne méritent qu’un numéro pour prénom. Les femmes, leur repète leur père, sont comme des baguettes : utilitaires et jetables. Les hommes, eux, sont des poutres solides qui soutiennent le toit d’une maison.
- Mémoire de Chine, 2010
- Messages de mères inconnues, 2011. Une fois de plus, Xinran nous emmène au coeur de la vie des femmes chinoises étudiantes, femmes d’affaires, sages-femmes, paysannes, confrontées à la nécessité d’abandonner leur enfant, toutes hantées par des souvenirs qui ont marqué leur vie d’une empreinte indélébile.
- L’enfant unique, 2016. “Ceci est un livre sur la première génération d’enfants uniques en Chine, ceux nés entre 1979 et 1984. Ils ont profité seuls de tous les cadeaux matériels, de l’amour et de l’attention qu’ils auraient dû partager avec une fratrie. Pour cette raison, ils ont manqué de pratique dans tout ce qui touche à la communication, au partage, à l’entraide, à la tolérance. C’était comme si le monde n’appartenait qu’à eux. En même temps, quand je regarde leurs croyances, leurs valeurs, leurs techniques de survie, les mots mêmes qu’ils utilisent, je m’étonne de voir à quel point ils sont différents les uns des autres. Je crois qu’arrivés à la fin de ce livre, vous aurez peut-être, comme moi, été émus par chacun d’eux. Et vous vous apercevrez aussi que leur histoire retrace le cours des transformations rapides qui se sont produites dans la société chinoise.” (Xinran)
- Parlez-moi d’amour, 2020. Comment parle-t-on d’amour en chinois ? A travers les récits de quatre générations de femmes d’une même famille, nous découvrons un témoignage bouleversant sur la vie réservée aux Chinoises par l’Histoire. Des unions arrangées pour compatibilité révolutionnaire aux jeunes filles d’aujourd’hui pour qui le mariage n’est plus une fin en soi, ces femmes racontent le sentiment amoureux, l’attente, les souffrances et la perte, la solitude.
Pour un peintre de la révolution culturelle voir:
rZhang Xiaogang (3) : immobilité et mouvement
Zhang Xiaogang (2) : extérieur et intérieur
Zhang Xiaogang (1) : mémoire individuelle et mémoire collective
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