Le théâtre Nô (1) : Les masques

Masques-du-theatre-No-masque-chujo

Le théâtre nô  (, ) est un des styles traditionnels du théâtre japonais.  Constitué à la fin du XIIIème siècle ou au XIVème siècle, il  unit deux traditions : les pantomimes dansées et les chroniques versifiées récitées par des bonzes errants. Après que Zeami  a fixé les règles du nô, le répertoire s’est figé vers la fin du XVIème siècle et demeure encore intact. Le nô est unique dans son charme subtil et son utilisation de masques distinctifs. L’histoire du nô et ses caractéristiques feront l’objet d’autres articles. Nous traiterons ici plus spécifiquement des masques avec une introduction sur le théâtre masqué.

Origine des masques

Les formes de théâtre masqué sont très anciennes au japon. Le kagura remonte à l’âge des dieux primitifs, qui sont appelés kami. Cette forme de pantomime dansée, accompagnée d’un gros tambour et d’une flûte de bambou, met en scène diverses divinités appartenant au panthéon animiste du Shintô. Leurs effigies sont exprimées par des masques aux traits grotesques.

Le gigaku a fait son apparition au VIIème siècle, sous l’impulsion de celui qui imposa également le bouddhisme comme religion officielle au japon, le prince Shôtoku. Cette forme, qui tire sa source du continent asiatique, à savoir l’Inde et peut-être même la Perse, a été implantée au Japon en l’an 612, via la Chine et la Corée, par l’intermédiaire d’un artiste coréen connu sous le nom de Mimashi. Elle se manifestait par des processions dansées de figures masquées utilisant la pantomime. Ces processions représentaient des intrigues de nature religieuse mettant en scène des personnages allégoriques, tel le lion mythique (shishi), ou des personnages tirés du panthéon indien, ou encore des figures mythiques chinoises. Les processions de gigaku avaient lieu lors de grandes cérémonies bouddhiques. Le type de danse pratiqué était appelé kusemai, une danse que l’on retrouve dans le théâtre nô.

Gigaku Mask, Rikishi, XII-XIII ème siècle

Les masques de grande taille sont remarquables, leur aspect est terrifiant, voire monstrueux : yeux exorbités, longues oreilles, longs nez, bouches tordues aux dents agressives, ils rappellent les faciès difformes des démons-gardiens dressés sous les portiques des temples. Le plus bel ensemble est conservé actuellement au Musée National de Tôkyô, il provient du Hôryû ji, le plus vieux temple du Japon. Les masques du VIIème siècle sont taillés dans du bois de camphrier, ceux du VIIIème dans du bois de paulownia. Le Hôryû ji détiendrait encore deux masques destinés à des cérémonies actuelles d’exorcisme.

Enfin, vers la même époque, la Cour impériale du Japon s’est  dotée d’une autre forme de divertissement musical et dansé, provenant également de la Chine, via la Corée : le bugaku.

A mask of Japanese Bugaku. “Ninomai, Emi-men”. 1173. Heian era.

 

Ces performances, pour lesquelles les danseurs étaient souvent masqués, figuraient de hauts personnages : aristocrates, fonctionnaires impériaux ou grands guerriers abreuvés de saké. Le genre s’est perpétué jusqu’à la fin de l’époque de Heian (vers 1190) Les masques du bugaku, bien que de taille plus modeste que ceux du gigaku, comportent aussi des traits grotesques et monstrueux.

Bugaku Mask (Sanju) | Japan | Heian period (794–1185) | The Met

 

Les masques du kyogen interviennent comme intermède burlesque alternant avec les séances du nô. Les acteurs comiques  utilisent également des masques pour figurer certains personnages hors du commun apparaissant aussi bien dans les intermèdes des nô que dans les soties de leur propre répertoire : démons, esprits et revenants, figures divines et divinités subalternes, faces animales (singes, blaireau, renard, milan, etc).

Le contraste entre les farces satiriques du kyogen et les drames poétiques du nô se retrouvent dans la physionomie des masques. La difformité des traits leur confère un caractère grotesque. Leur origine s’inscrit dans la tradition profonde du théâtre et des anciennes fêtes populaires. Ainsi le masque usobuki se reconnaît à ses yeux ronds écarquillés.

Ci-dessous, masque usobuki peint en brun clair aux yeux ronds exorbités percés de 2 orifices et cerclés de noir. Quatre rides en « V » sont disposées sur le front où des sourcils peints avec de fins traits noirs sont disposés en oblique. Des touffes de poils pour la moustache et la barbe sur le menton ornent une bouche entrouverte en “O”.

Masque du Kyogen, bois sculpté, peint, poils, cordon, 20x14x7cm, Musée du Quai Branly

Le kyogen met en scène des personnages anonymes dans les situations du quotidien avec des masques d’un réalisme prononcé aux expressions exagérées et destinées à provoquer l’hilarité des spectateurs. Défiguré par la grimace de sa bouche, protubérante qui indique qu’il est en train de siffler, Usobuki incarne l’esprit des moustiques et des champignons.
Les masques du kyogen sont moins nombreux que dans le nô, il en existe 50 types pour un répertoire de 250 pièces. Ils diffèrent des masques du nô par les expressions plus ou moins figées des personnages qui ne se prêtent pas aux subtiles variations des émotions. Ces masques traduisent les problèmes de la condition humaine avec des expressions amusantes, absurdes et exagérées.

Les masques du nô (nô men)

Par rapport aux masques du gigaku et du bugaku, les masques du nô se signalent par leurs proportions réduites et leurs traits hautement raffinés. Il en existe de nombreux types, dont certains ne se distinguent que par d’infimes variantes. On évalue à environ 130 le nombre de masques utilisés aujourd’hui dans le nô. Quelques uns sont beaucoup plus anciens que le nô lui-même. Des maîtres les avaient sculptés pour des acteurs de dengaku ou de sarugaku. De ces formes antérieures à lui, le nô avait hérité un certain nombre de pièces, qui furent adaptées, remaniées — par Zeami essentiellement —, puis réintégrées dans le répertoire. Les masques anciens avaient suivi le même chemin.

Masques-du-theatre-No-masque-obeshimi , milieu du XXe siècle, bois sculpté, peint, 21x18x7cm, Musée du Quai Branly

 

Bois laqué de brun et de noir. Laque dorée sur les yeux, rouge sur le coin externe des yeux. Visage à tendance piriforme  de démon en colère : longue bouche serrée, tombante, fermée, creusant les joues ; menton crispé, remontant ; nez dilaté aux narines retroussées, joues refoulées vers les yeux, gros, globuleux et rapprochés, abrités sous d’épais sourcils noirs, froncés ; front étroit et lisse.

Les masques de démon se reconnaissent aux reliefs très accusés de leur large visage et à la couleur or de leurs yeux globuleux. Ces masques sont de deux types, ceux à la bouche ouverte et ceux dont les lèvres restent hermétiquement fermées comme l’ôbeshimi. Bien qu’il ne soit utilisé que dans 5 pièces du nô, Ôbeshimi incarne parfois Dairokuten, l’un des 10 rois des enfers, mais il représente le plus souvent un des esprits du mal les plus maléfiques qui se targuent de menacer le genre humain. Le masque de l’ôbeshimi est une adaptation, pour le théâtre du nô, d’une forme existant pour un art dramatique plus ancien, le sarugaku. De tous les masques nô, c’est celui dont les traits ont été le plus outrés afin d’exprimer l’âpre brutalité des êtres surnaturels.

Dans le nô, le masque ne peut être porté que par un acteur adulte. Les acteurs enfants (kokata) ne jouent jamais masqués. Il est cependant des pièces dont l’acteur principal — le shite — doit jouer la figure centrale à visage découvert (hitamen). Il s’agit toujours du rôle d’un homme jeune ou dans la force de l’âge, dont le visage doit apparaître dans sa toute simplicité.

Le port du masque ne requiert aucun exercice spécial. Quel que soit son rôle, l’acteur l’étudie à visage découvert. Le masque est un objet sacré qui n’est mis que le jour

de la représentation. Ainsi c’est en maîtrisant sa propre expression que l’acteur se trouve habilité un jour à lui juxtaposer un masque qui sera alors l’effigie ultime du personnage.

Théâtre nô, masque ofukumen, XIX ème siècle

 

Il y a d’un côté les masques particuliers et, de l’autre, les masques récurrents. Les masques particuliers ne sont utilisés que pour un rôle unique.

Ainsi les masques du nô Okina, pièce archaïque et emblématique, constituée essentiellement de danses animées par des personnages mythiques, dont les origines remonteraient au XIIème siècle. Ces figures divines, propagatrices de paix et qui conjurent les mauvais esprits, sont au nombre de trois (ou quatre) : un enfant, Senzai (ou Chitose), et deux vieillards à face souriante, Okina et Sambasô, parfois accompagné d’un troisième, Chichi no jô.

 

Masque du théâtre Nô,
milieu du XXe siècle, 32×13,5x7cm,
Musée du Quai Branly

Masque en bois peint blanc, représentant un visage ridé, sourcils, moustaches et barbe en crin, mâchoire articulée.

Ce masque aux rides profondes, aux yeux rieurs et à la mâchoire articulée figure l’un des plus anciens personnages du nô, Okina. Ce personnage matérialise l’incarnation d’un dieu dans le corps d’un vieillard, Hakushiki-jô ; ce dieu âgé et souriant symbolise la paix et tient toujours le rôle principal dans les pièces d’Okina. Dès le XIIᵉ siècle, la danse du vieillard garantissait la longévité humaine et l’abondance des récoltes. L’origine des masques okina remonte aux représentations des troupes du sarugaku et du dengaku, avant l’apparition du nô. Ils étaient également utilisés dans les prières et célébrations rituelles. Les plus anciens masques okina constituent des objets sacrés conservés dans des temples.

Les trois masques des vieillards sont les seuls masques taillés  en deux pièces, avec une articulation mobile au menton. Okina porte un masque blanc (hakushijikô) ou de couleur chair ( nikushijiko), Sambaso un masque noir (kokushijikô), Chichi no jô un masque de couleur écrue. Quant à Senzai, il porte un masque à face clownesque et rieuse, taillé en une seule pièce.

Les masques récurrents qui sont beaucoup plus nombreux sont utilisés pour plus d’un rôle. Tous ces masques, qu’ils soient particuliers ou récurrents, se répartissent en diverses catégories.

  • Les masques de vieillards ou de vieillards maléfiques

Masque de Nô, vieil homme, Epoque Edo, Musée Guimet

 

Ci-dessous, visage de vieillard émacié, tout ridé : sillons profonds sur les joues et marquant le milieu du front. La bouche, souriante, aux lèvres rentrées, soulignées de rouge, est encadrée d’une moustache effilée le long des commissures et d’une longue et maigre barbiche en crins, dédoublée. Deux minces et longues mèches de cheveux partent des tempes et sont repliées et fixées en leur milieu.

masque-sankojo, Masque du théâtre Nô,
bois sculpté, peint et laqué, 30x16x11cm,
Musée du Quai Branly

 

Sankôjô, avec son visage émacié, animé par une expression à la fois souriante et amère, appartient à la catégorie des masques de vieillards malicieux, les jômen. Parmi les masques des patriarches, il incarne le fantôme des valeureux guerriers tombés au combat. Ceux-ci se manifestent aux vivants sous la forme d’un vieux pêcheur ou villageois. La chevelure ramenée au sommet du crâne en 2 lobes distincts et les rides profondes qui sillonnent le front sont caractéristiques du sankôjô. Le nom du masque rappelle celui de Sankôbô (v. 1532), moine bouddhiste qui fut le premier sculpteur spécialisé dans ce type de masques.

  • Les masques de démons

Ci-dessous, démon à la face comprimée et tumescente, aux yeux exorbités et aux lèvres pincées.

Théâtre nô, masque de démon, Epoque Edo

  • Les masques de divinités, au sourire terrifiant, au visage paisible ou les gueules ouvertes des lions mythiques du nô Shakkyô ;

 

  • Les masques d’adolescents ou de jeunes hommes, ou ayant la face émaciée ;

Théâtre nô, masque d’adolescent, Epoque Edo, musée Guimet

 

Ci-dessous, masque en bois léger peint en bistre clair. Visage en ovale régulier, lisse, aux traits presque effacés. Nez charnu, aux narines gonflées et écartées ; bouche ouverte, fine, aux lèvres soulignées de rouge, montrant une rangée supérieure de dents noires.

Masques-du-theatre-No-masque-chujo

 

Masque appelé Chûjô, il représente un jeune homme de l’aristocratie de l’époque classique Heian (VIIIᵉ – XIIᵉ siècles). Il se reconnaît à ses sourcils relevés, légèrement froncés, qui expriment une profonde tristesse. Cette mélancolie affectée est souvent utilisée pour incarner le drame du prince Genji dans le conte de Genji (célèbre conte japonais), ou encore celui d’un jeune guerrier qui apparaît à sa veuve en rêve et lui raconte sa noyade, au moment de la chute du clan Heike.

Ci-dessous, masque de forme ovale représentant un jeune homme avec la bouche et les yeux légèrement ouverts. Bouche peinte en rouge. Fins traits noirs indiquant la chevelure, qui couvre une grande partie du front.

Masque du théâtre Nô,
bois sculpté, peint et laqué, 20,6×13,6x8cm,
Musée du Quai Branly

Ce masque Doji est l’archétype du masque du théâtre Nô par la blancheur laiteuse du visage, les yeux mi-clos et les dents noircies caractéristiques de l’aristocratie. Il représente un jeune homme dont le regard, la fine chevelure noire qui frange le modelé du front et les fossettes discrètes soulignent la jeunesse.

 

  •  Les masques de jeunes femmes, à face blanche, ou de femmes plus mures, à l’expression mélancolique, ou à la face émaciée ;

 

Théâtre nô, masque de femme

Les masques juvéniles d’hommes et de femmes se distinguent par trois expressions nuancées, que les sculpteurs de masques ont établies selon la formule setsugekka : Setsu (la neige) – Getsu (la lune) – ka (la fleur). Suivant que la beauté qui en émane est ascendante ou en devenir, le masque portera, imprimée dans ses traits la nuance de fleur (hana, ou ka  en lecture sinojaponaise). Si la beauté est à son apogée, il portera la nuance de la lune (tsuki ou Getsu), si enfin elle est sur le déclin, il portera la nuance de la neige. Les masques de type hana sont les plus courants, ceux de type tsuki ou yuki en sont les aspects singuliers.

  • Les masques de femmes âgées ou très âgées, aux traits creusés et affligés ;

 

Théâtre nô, masque de vieille femme, uba type

 

Les masques de femmes démentes, spectrales ou dévorées par la jalousie morbide, avec des yeux ou dents en or, torturées et rubescentes ou monstrueuses et cornues

.

Théâtre nô, masque d’esprit vengeur féminin, Epoque Edo

 

Un personnage et trois masques

Un exemple particulier

théâtre nô, masque de Yase Otoko

Yase-otoko, avec son visage au teint terne et ses pommettes saillantes, sublime l’esprit de l’homme mort qui subit les affres de l’enfer à cause de ses transgressions passées. Le masque yase-otoko entre dans la catégorie des esprits.

Masque du théâtre Nô, Yase Otoko
bois sculpté, peint et laqué, 20x14x7cm,
Musée du Quai Branly

 

Ses traits anguleux renforcent le caractère fantomatique du masque, expriment l’angoisse et suggèrent la grande détresse du personnage. Les masques de fantômes sont parfois dits « d’esprit vengeur » et traduisent la colère, la jalousie ou la haine qui submergent la créature représentée.

Téâtre nô, yase_otoko

 

Le masque et l’acteur

Les proportions du masque sont canoniques. Chaque type de masque —femme, vieil homme, démon, dieu ou autre — a les siennes propres que le maître sculpteur doit respecter. Le masque n’est donc pas adapté au visage de l’acteur, c’est le visage de l’acteur qui s’adapte à lui, qu’il soit large ou étroit, long ou court, creusé ou bouffi. Le masque ne chausse pas à proprement parler le visage de l’acteur, il est simplement apposé sur lui, ajusté et maintenu par deux cordons noués sous l’occiput. Le masque ne se confond jamais avec le visage de l’acteur : la démarcation est toujours nette entre le bord du masque et la chair apparente de l’acteur, qui se prolonge par-dessous. Les masques qui ont les mensurations les plus étroites sont ceux de vieillards, de femmes et de jeunes hommes ; plus volumineux sont ceux de démons ou de dieux.

 

Le masque contient le coeur et l’esprit du personnage. La chevelure lui tient lieu de cadre, la coiffe altière – diadème, couronne, chapeau de cour – de cime. Ce sont de longues perruques de cheveux noirs, pour les jeunes gens et les guerriers, avec reflets bleutés pour les superbes héroïnes, aux mèches grises pour les femmes âgées, ou encore rouges, blanches ou noires pour les démons, les dieux et autres personnages surnaturels.

Par les mouvements du cou, l’acteur fait prendre au masque des positions diverses qui lui confèrent des expressions originales et inattendues, notamment par le jeu des lumières. C’est le jeu de l’expressivité animé par la force de l’acteur et qui donne vie au personnage. La voix de l’acteur est placée dans les profondeurs du pharynx, elle sort filtrée et répercutée à travers la membrane de bois. Le masque n’a rien d’un porte-voix, il sert plutôt d’une profonde caisse de résonance qui véhicule l’émotion.

Les masques sont sculptés dans un bloc de bois, essentiellement en cyprès, mais on en trouve certains qui sont taillés dans du bois de camphrier. Les plus anciens masques de nô conservés jusqu’à nos jours remontent au XIIème siècle et ont été sculptés par les moines Nikkô et Miroku. Certains acteurs de très haut niveau ont encore le privilège de porter des masques anciens conservés comme trésor inestimables par les grandes lignées d’acteur.

pour un autre article sur le théâtre nô voir

Le théâtre nô (2) : les costumes

 

5 commentaires sur « Le théâtre Nô (1) : Les masques »

  1. Merci pour ce panorama et les explications qui l’accompagnent. Les masques ainsi présentés sont les objets d’une contemplation particulière, différente de celle du spectateur qui les voit dans le mouvement d’un scénario d’une vie et avec la voix et les yeux d’acteurs. Ici, comme des tableaux – plus que comme des sculptures, sans doute à cause du souvenir du scénario, de l’acteur et de la scène, et aussi de l’acuité des orbites qui n’apparaissent pas vides – ils nous proposent une méditation sur le mouvement du scénario de la vie alors que la voix qui sort de leurs bouches est la nôtre.

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