Les laques japonais (2) : le maki-e

Etui à pipe (détail), japon, début XX, Shôgetsu

Les techniques regroupées sous le terme de maki-e regroupent incontestablement l’apogée des laques japonais. Attestées dès le VIIème siècle, elles ont été sans cesse améliorées et développées depuis, pour finalement devenir l’ornementation prédominante à partir du XVIIème siècle. Le maki-e désigne les décors réalisés avec des poudres ou des paillettes de métal, essentiellement d’or ou d’argent, qui sont saupoudrées (maku) à la surface de l’objet préalablement enduit de laque. Ci-contre, le détail d’un étui à pipe illustre parfaitement la précision et la maîtrise d’un tel art réalisé sur une surface n’excédant pas 2 cm de large et convexe de surcroît.

Les gestes

Quels que soient les types de décoration, on retrouve toujours trois gestes essentiels : peindre, saupoudrer et poncer ou polir. L’ordre de ces trois actions n’est pas absolu, puisque très souvent, il faut enduire les poudres de plusieurs couches de laque afin d’assurer leur cohésion.

L’artiste commence par réaliser un dessin préliminaire avec une laque colorée qui agira comme adhésif, puis il saupoudre les parties concernées; l’excédent de poudre qui tombe à côté sera essuyé et réutilisé. L’outil principal pour l’application des couches est un tube de bambou appelé funzutsu ( ou tsutsu) dont une extrémité, coupée en biseau, est recouverte d’une gaze. Tapé doucement du bout des doigts, il permet de répandre le métal de manière uniforme et contrôlée. Pour une application plus dense de poudres fines, on préférera utiliser de l’ouate de soie. Des pinceaux servent pour réaliser les contours ou le remplissage des dessins. La laque une fois durcie, le laqueur ponce les surfaces à l’aide de charbon de bois. le polissage s’effectue directement avec la main et un abrasif très fin.

Jubakô, Japon, XVIIIèS.maki-e et incrustation nacre

 

Le jubakô (boîte pour le repas) ci-dessus, daté du XVIIIème siècle, est constitué de maki-e et d’incrustation de nacre. On distingue, sur le fond, la poudre d’or sous forme de paillettes qui s’oppose à la poudre plus fine employée pour les aplats dorés. Pour que les paillons ressortent, une première couche noire a été appliquée.

Les couleurs 

stylo plume, maki-e sumiko, or, argent et rouge

Le sumiko est une couleur noire, mate, obtenue en saupoudrant la laque de charbon de bois. (Cf, image à droite, détail d’un stylo plume). Le roiro  est le nom donné à la couleur noire extrêmement brillante, à fort pouvoir réfléchissant. Il est obtenu par réaction chimique entre le laque et des particules de fer. Le mélange était autrefois préparé par l’artiste lui-même puis filtré plusieurs fois à travers un papier poreux (yoshino gami) jusqu’à obtention de la couleur noire désirée. Actuellement, le roiro urushi peut être acheté, prêt à l’emploi, auprès de marchands spécialisés. Le brillant est obtenu par un polissage minutieux et répété des couches de laque. Le noir profond change de couleur avec le temps et peut devenir caramel voire rouge. Ci-dessous, inrô du XVIIIème siècle, en laque roiro.

inrô, 18-19ème S, Japon, laque noire roiro

 

Le koban ou kobampun est un mélange de trois parties de poudre d’or et d’une partie de poudre d’argent. L’oxydation de l’argent confère à l’or un aspect verdâtre.

Les différentes techniques du laqueur

On distingue sept procédés dans le maki-e, quatre concernent les fonds (jimaki) et trois les décors  proprement dits (hon maki). Les techniques concernant les fonds se différencient selon l’épaisseur de la laque pour les décors et selon le type de paillons employés qui se distinguent par la forme, la grosseur et la couleur.

Les jimaki (les fonds)

Des effets remarquablement diversifiés sont créés en jouant avec la taille des particules métalliques, leur densité ou encore leurs teintes. Les fonds uniformes, mats ou brillants, dans lesquels on ne distingue aucun grain, sont réalisés avec les poudres les plus fines. Mais, très souvent, les paillettes sont au contraire mises en évidence et deviennent un élément essentiel du motif ; saupoudrées plus ou moins densément sur la surface, elles suggèrent des cieux étoilés, des horizons vaporeux, des bancs de brume, des rives et rivières. Discrètes et d’une finesse par moments extraordinaire, elles rajoutent de la profondeur aux paysages et créent les ambiances. Parfois si grosses qu’elles ne passent plus le tamis du funzutsu, elles doivent alors être appliquées individuellement, leurs bords irréguliers formant un dallage marqueté.

Le fond kinji (ou ginji).  Il s’agit d’une surface métallique brillante uniforme constituée de poudre d’or ou d’argent saupoudrée. Les fonds kinpun sont  fabriqués avec une poudre d’or mat.

Le fond  nashiji. Appelé également “fond en peau de poire”, pour son aspect tacheté rappelant ce fruit. Les paillons (ou paillettes) d’or (kin nashiji) ou d’argent (gin nashiji) saupoudrés sont irréguliers, recouverts de laques et poncés.

Le fond hirameji. Les paillons plats d’or ou d’argent  de forme elliptique sont saupoudrés ou déposés un à un et sont recouverts de laques et poncés. La différence avec le nashiji est que les paillettes sont deux à trois fois plus épaisses puis aplaties par pression. Leur intérêt réside dans le fait qu’étant épaisses, elles acceptent un polissage plus intense et sont donc plus brillantes. Les ôhirame sont de grandes plaques de hirame trop importantes pour être mises en place à l’aide du tsutsu. Il faut alors les piquer sur une épingle ou une aiguille en bambou pour les déposer à la surface de la laque humide.

Inrô, 18è-19èS., hirameji

 

Le fond kirikane (ou kirigane). Les paillons généralement en or sont découpés en forme de rectangle, carrés et losanges, recouverts de laques puis poncés. Ils sont découpés à la lame de rasoir (jamais aux ciseaux qui courberaient les bords) dans des bandes de métal  disponibles en trois épaisseurs. Le décor kirikane s’applique sur un fond de couleur or mat.

Les hon maki-e (les décorations)

Les techniques de  hon maki-e sont classées selon le relief qu’elles permettent d’obtenir. Le fait même de peindre le motif en laque puis de le recouvrir de poudre crée un très léger relief, qui reste cependant imperceptible au toucher. Si le laqueur s’arrête à ce stade, il ne lui reste qu’à recouvrir sa décoration d’une dernière couche de laque transparente pour la fixer et la protéger. Le résultat sera un hiramaki-e, ou maki-e plat, qui ne comprend ni volume, ni modelé.

Ci-dessous, détail d’un inrô signé Jôkasai datant de la fin du XVIIIè ou du début du XXème représentant le Mont Fuji employant plusieurs procédés.

Inrô, signé Jokasai, Mont Fuji, fin XVIIIè-début XIXè S

 

L’artisan peut cependant choisir de ramener la surface du fond et celle du décor au même niveau ; pour cela, il recouvre tout l’objet d’une couche de laque de même couleur que le fond, noir – en général – qui obscurcit complètement le motif. Cette couche est ensuite polie jusqu’à exposer à nouveau le dessin, d’où le nom de cette technique, togidashi maki-e, qui signifie “révélé par le polissage”. Inévitablement, le processus de polissage élimine une partie de l’épaisseur d’or et rend le dessin un peu moins net et moins dense qu’il ne l’aurait été en hiramaki-e, comme s’il flottait délicatement dans l’espace. Cette technique se prête particulièrement aux effets de clair de lune, aux silhouettes vues derrières un rideau, ou pour évoquer la légèreté d’un duvet d’oiseau. Ci-dessous, suruzibako (écritoire) de forme rectangulaire aux côtés légèrement convexes à coins coupés. Sur fond de laque noire, décor en togidashi et kirigane représentant des pins torturés sur un littoral suggéré par quelques vagues et coquillages. Signée Shiomi Masanari.

suzuribako, , décor togidashi et kirigane, Shiomi Masanari

 

Ci-dessous, inrô datant de la fin du XVIIIème ou du début du XXème siècle figurant l’acteur de kabuki Ichikawa Danjūrō V réalisée par le laqueur Jōsensai . Laque rouge, or, argent et noire réalisée avec le procédé de togidashi.

Inrô, fin XVIII début XIXè S, Par Jōsensai

 

Une variante du togidashi reproduit les traits de pinceau, les lavis et les compositions caractéristiques de la peinture monochrome à l’encre de Chine, ou sumi-e. Le dessin est réalisé en laque noire sur un fond doré ou argenté brillant ; les variations d’intensité des lavis sont évoquées par des poudres noires et argentées de densité différente. Un exemple de sumi-e togidashi ci-dessous, dans cet inrô, fin XVIIIè début XIXè siècle signé Jôkasai représentant un paysage.

Inrô, Fin XVIIIè-début XIXèS., Japon, signé Jôsakai

 

Pour créer un relief plus marqué, qui sera généralement visible à l’oeil nu, l’artisan peut modeler certains éléments du décor avec de la laque mélangée à de l’argile en poudre ou du charbon de bois. La surface de la partie élevée peut ensuite être gravée pour y rajouter certains détails, avant l’application d’une décoration en maki-e. Ce procédé, appelé takamaki-e, ou maki-e surélevé, apparut un peu plus tardivement que le tagidashi, pendant l’époque Kamakura (1192-1333) ; il est souvent employé pour les paysages car son relief rajoute à la profondeur des scènes ainsi qu’au volume des montagnes ou rochers.

Suzuribako, “Dream in Naniwa” XVIIIèS.

 

La boîte à écriture ci-dessus présente un exemple manifeste du procédé de takamaki-e, ou peinture en relief. Contrairement à la totalité du plateau qui est traité en hiramaki-e (fond plat), les rochers argentés ressortent sur les aplats dorés des langues de terres qui s’avancent dans les vagues  dont l’écume est figurée par des traits de pinceaux. Le ciel en poudre dorée crée un fond brumeux ou étoilé selon la lecture que l’on souhaite en faire. Ce suzuribako est intitulé  “Rêve à Naniwa”  et fait référence, comme souvent les boîtes à écriture, à une oeuvre littéraire. Il s’agit en l’occurrence d’un poème Waka datant de 1206, qui évoque le printemps de Naniwa : C’était le printemps à Naniwa /
dans la province de Tsu/un rêve?/ Le vent souffle /Sur les feuilles de roseaux fanées. Les peintures de la boîte montrent le paysage, alors que le poème lui-même est écrit à l’intérieur (voir ci-dessous le texte argenté).

suzuribako, XVIIIè S,Rêve à Naniwa

 

Ci-dessous, autre exemple du procédé de takamaki-e pour le traitement des écailles du serpent qui s’enroule autour d’un faisan sur cet inrô , signé Tôyô datant du XIXème siècle.

Inrô, XIXè S, par Tôyô

 

Ci-dessous inrō avec grues et pins signé  Koma Kyūhaku V (Japon, mort en 1794) en fond  togidashi et décors d’or et d’argent takamaki-e and hiramaki-e, en laque noire et rouge.

inrô, Edo, XVIIIèS, signé Koma Kyûhaku V

 

Comme on le voit, très souvent toutes ces techniques se retrouvent sur le même objet. Il existe une gamme quasi normalisée (taille, épaisseur) de poudres et de paillons. A l’aide de cette palette, complétée par des pigments et des nacres, l’artiste compose son oeuvre. Ci-dessous, un inrô à quatre boîtiers datant de la période Edo assez rare : décoré en hiramaki-e or, argent et rouge, petites bandes de feuille d’or et coquille irisée sur un fond fin de tamagoji [coquille d’œuf de caille] représentant un coq surpris par une belette.

Inrô, Edo, laque Japon

 

 

 

 

 

 

 

Il convient également de relever que la décoration d’un objet laqué ne se limite pas aux surfaces extérieures les plus visibles mais concerne également les zones habituellement cachées comme les intérieurs de couvercle, les fonds de boîtes ou les montants des compartiments d’inrô qui sont recouvertes de paillettes de densité et de couleur variables.

Waka-no-ura

Ci-dessous, un objet  exceptionnel datant de l’époque Meiji (1868-1912) : un ensemble de deux boîtes avec boîte à papiers (ryoshibakô) et boîte avec pierre à encre (suzuribako), au motif “Waka-no-ura”. Nous présenterons à la suite, pour en apprécier la cohérence et les distinctions subtiles quatre photos : les deux couvercles et les deux intérieurs des couvercles.

Meiji suzuribako et ryoshi bako 2

Les deux pieces représentent des grues sur la rive d’une rivière bordée par des roseaux. Il pourrait s’agir d’un simple décor agréable de prime abord, mais les caractères dissimulés par le laqueur révèlent qu’il s’agit d’un motif inspiré par un waka (poème traditionnel japonais) très connu, le “Waka-no-ura”.

La marée est maintenant haute dans la baie de Waka-no-ura et l’avant-pays a disparu. Les grues qui mangeaient se sont maintenant envolées vers les bancs de roseaux en chantant.

Ce poème a été écrit par Yamabe no Akahito en 1724, alors que l’empereur Shōmu s’était rendu à Waka-no-ura, dans l’actuelle prefecture de Wakayama. Il est consigné dans le Man’yōshū, la plus vieille anthologie des poèmes waka de la période Nara. Le site de Waka-no-ura devint un lieu incontournable pour rédiger des poèmes waka durant la période Heian et il émouvait les poètes de la capitale. Les caractères sont répartis sur le fond, l’écritoire et sur les deux couvercles. Regarder attentivement la 3ème et 4 ème photo sur les troncs des arbres et les plantes à droite. Lorsqu’ils sont mis côte à côte, les caractères se complètent et reconstituent l’ensemble du poème.

Cet ensemble a été réalisé avec différentes techniques de laque, par exemple, le takamaki-e met en relief les feuilles des végétaux. Cependant, la technique du nashiji est la plus importante et vient compléter ces pièces pour les transformer en véritable chefs-d’œuvre. Elle recouvre l’intégralité de la pièce, même l’arrière et l’intérieur du couvercle. Les innombrables touches réalisées en variant la densité de la poudre d’or apportent une impression illusionniste marquante. Les gouttes d’eau sont faites à partir de morceaux de minogame (écailles de tortue avec des algues), propices à symboliser la longévité.

Pour d’autres articles sur les laques japonais voir

Les laques japonais (1)

Les laques japonais (3) : les laques Negoro

Bibliographie

  • Sadamu Kawada, Shuurushi « negoro », Miho Museum 2013
  • Christine Shimizu, Urushi, Les laques du Japon, Flammarion, 1988
  • Bulletin de l’Association franco-japonaise, n°144, avril 2020
  • Andrée Lorac Gerbaud, L’art du laque, Dessain et Tolra,1973
  • Hélène Loveday, Laques japonais, guides collections Baur, Genève, 2007
  • Laques du Japon, Les cahiers des collections Baur n 3, Genève, 1988,

 

 

 

 

 

 

 

 

8 commentaires sur « Les laques japonais (2) : le maki-e »

  1. Les explications et les reproductions – les premières à la hauteur des secondes – débouchent sur la problématique de la « décoration », s’il s’agit bien de cela, autrement dit de ce qui conduit l’homme (l’inrô – laque noire roiro, 4ème reproduction du 2ème article – n’est pas sans rappeler la céramique à figures rouges du 6ème siècle avant notre ère) à ne pas se satisfaire de l’utilité de l’objet. La question peut se poser ainsi : qu’est-ce qui différencie la décoration du tableau ? Sans les limites imposées par l’objet, la décoration, en gros plan, perd son statut. On peut élargir le constat à tout « objet », regardé avec un œil esthétique.
    Si l’on admet que la production d’art est une projection du sujet, la décoration pourrait bien être l’objet transformé (au sens premier) en sujet et le tableau, le sujet proposé en tant qu’objet. Dans les deux cas, le questionnement de ce qu’est l’objet et le rapport que le sujet établit avec lui.

    1. Merci pour ce commentaire intéressant à plus d’un titre.
      Le japon ne fait une distinction entre arts décoratifs et beaux-arts aussi marquée que l’Occident ou même que la Chine qui distingue art et techniques.
      Par ailleurs, cela touche également à la question de la forme et de la fonction et de la prédominance de l’une sur l’autre, question à laquelle les mouvements artistiques ou architecturaux ont répondu de manière différente selon les époques, je pense au baroque d’une part, au modernisme, à Adolf Loos ou Mies van der Rohe, d’autre part.
      Il me semble ensuite que les limites d’un objet, sont de même ordre que le cadre d’un tableau, qu’un mur ou qu’une colonne pour une fresque, et le détail est la portion de vue sur laquelle s’arrête l’oeil. Je pense que la réponse est dans la question, dans le regard de l'”oeil esthétique”, effectivement, et pas dans l’objet.
      Concernant la dernière phrase et la distinction entre “objet transformé en sujet” (décoration) et sujet proposé en tant qu’objet (tableau), j’avoue ne pas bien comprendre…

      1. Je veux dire que le tableau est le sujet investi dans ce qui devient ensuite un objet, au sens littéral, pour le sujet lui-même (en ce sens, il n’est pas le même objet pour ceux qui le regardent), sans autre fonction qu’une (re)construction de rapports et de questionnement. La décoration concerne l’objet conçu (apparemment d’abord) pour une utilité (même si l’une et l’autre ne sont pas forcément dissociables) et lui en ôte tout ou partie en devenant l’équivalent du tableau. Autrement dit, est-ce qu’on acquiert un Lalique pour y mettre des fleurs ? Et si l’on met des pilules dans un inrô ainsi décoré, que deviennent-elles et que devient l’inrô ? Je vois quand même une différence entre les limites (cadre) du tableau et celles de la décoration de l’objet, relativement au « fini » qui me semble ne pas concerner le tableau.

      2. Merci pour cette précision.
        En réponse, je dirais que les inrô contenaient vraiment des pilules et étaient un accessoire incontournable de l’homme galant qui “portait “une oeuvre d’art sur lui. Pour ses yeux, pour une raison pratique et peut-être pour les montrer aux autres. C’est la différence entre l’objet en vitrine des musées que l’on ne peut que regarder et ceux que l’on a chez soi et que l’on peut employer. Mais il est exact que l’on se promène rarement avec son tableau….et que ceux-ci servent généralement uniquement à la contemplation…

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