Shoji Ueda : un photographe « amateur »

©Shoji Ueda, autoportrait au ballon, vers 1948, épreuve gelatino argentique

 

L’oeuvre du photographe japonais Shoji Ueda occupe une place singulière dans l’histoire de la photographie du XXème siècle. Très impliqué dans l’animation des photos clubs et aimant partager sa passion, Ueda préserve cependant sa vie durant, une farouche indépendance esthétique et s’est toujours revendiqué comme amateur : cela lui offrait une liberté de ton et le dispensait de manifestes et d’explications.

Biographie

Shoji Ueda est né en 1913 dans une petite ville du sud ouest du Japon : Sakaiminato. Il y est décédé en 2000. Photographe de quartier, il a peu voyagé et possédait une boutique où il vendait films et appareils, et tirait le portrait de ses clients. Son père fabrique des Geta (socques de bois traditionnelles). Shoji,  seul survivant de quatre enfants – ses trois frères  étant morts en bas âge – devrait lui succéder ; mais sa mère désire mieux pour lui et voudrait encourager ses dispositions artistiques pour la peinture. Son père le pousse à embrasser un art « moderne » – la photographie – qui a l’avantage d’être également un artisanat et de nourrir son homme. Il lui offre donc son premier appareil photo, un Vest-Pocket Kodak, un appareil allemand qui valait très cher pour l’époque.

Shoji Ueda, autoportrait à minuit 1949

 

Il apprend la photographie au début des années 30 à une époque où les photos clubs nombreux et actifs propagent une esthétique pictorialiste un peu dépassée qui, cependant, influencera Ueda à ses débuts. Pour ses dix-sept ans, son père lui offre Modern Photography, une revue sur l’avant-garde européenne : il y découvre les œuvres de Man Ray, Kertesz, Emmanuel Sougez et d’autres recherches avant-gardistes européennes. La netteté, la recherche graphiste et le réalisme l’éloignent du flou artistique et des scènes de genre. Ce livre l’encourage à expérimenter et à tracer sa propre voie. Il commence alors ses propres expérimentations de solarisation et de déformation sous l’agrandisseur, de contre-plongées, jeux de cadrages, saturation,… Il mêle motifs naturels et effets graphiques, rompant avec la première impression d’instantanéité : « J’aime bien que l’on sente la légère intervention du photographe ».  Diplômé de l’Oriental School of Photographie de Tokyo, il décide d’ouvrir son propre studio. Parallèlement, il intègre des associations de photographes et participe à des concours.

Shoji Ueda, A flock of birds, 1952-53

Sa carrière commence vraiment en 1937, quand il fonde le Chūgoku Photographers Group, qui réunit des photographes comme Ryōsuke Ishizu, Kunio Masaoka et Akira Nomura. Ses premières mises en scène d’enfants font bientôt leur apparition. S’il échappe à la guerre pour raison de santé en 1939, le photographe interrompt son travail par conviction jusqu’en 1945. Quand il reprend, il réalise quelques-uns de ses travaux les plus connus : Paysages de dunes, mettant en scène différents personnages dont des proches, les membres de sa famille, et parfois lui-même dans les paysages naturels de dunes de sa région natale.

Shoji Ueda, Moi et le chat, vers 1948

 

Il exposera, notamment à Osaka, à Tôkyô en 1953, et au MoMA de New York sur invitation d’Edward Steichen en 1960 à l’occasion de la fameuse exposition que celui-ci consacra à la photographie japonaise.  Professeur à l’université de Sangyo Kyūshū de Fukuoka de 1975 à 1994, Ueda réalise plusieurs commandes publicitaires qui sont remarquées, notamment pour le catalogue de Kituchi Takeo.

Mort le à l’âge de 87 ans, Ueda est aujourd’hui considéré comme l’un des photographes les plus brillants de son siècle au Japon. En 1995, sa région natale a créé, en son honneur, un musée à Tottori.

Sakyû : Les dunes

Ueda a une approche théâtrale de la photographie : il aime rassembler des enfants et les mettre en scène. Il a trouvé pour cela un lieu idéal : Yumigahama (la plage de Sakaiminato) qui lui offre la simplicité abstraite d’une scène. Il dira bien plus tard  : « La dune est un paysage naturellement photographique. La nature réduite à un fond uni. Franchement, je ne crois pas qu’un photographe puisse rêver mieux qu’une dune. » Il y compose en 1939 la photographie fameuse de quatre fillettes disposée régulièrement dans un cadre panoramique, chacune regardant dans une direction différente. Cette photographie gagne un prix et reste emblématique de la série dite du « Théâtre des dunes ».

©Shoji Ueda, quatre filles, 1939

 

Mais c’est dans les mises en scène de sa famille et de lui-même qu’il réalise un des sommets de son oeuvre avec des photographies qu’il compose le dimanche après-midi sur la plage. Sa fille Kasuo a raconté combien ces séances étaient interminables, tellement ses exigences étaient contraignantes et et précises.

©Shoji Ueda, Dad,Mom, and their children, 1949

 

Ueda nous projette dans un univers très personnel, et mystérieux, réunissant à la fois fantaisie et sobriété, poésie et humour. En effet, le photographe ne se prend pas au sérieux : gardant un statut très humble tout au long de sa vie, il se revendique simple amateur en photographie, comme le fait Jacques Henri Lartigue en Europe. Celui-ci est d’ailleurs la seule référence qu’Ueda cite volontiers dans ses discours : « Lartigue a été mon maître absolu. Il était si curieux de tout… Ses photos traduisent parfaitement son âme. J’aurais voulu que toutes mes photos ressemblent aux siennes. »

©Shoji Ueda, Maman est à moi, 1950

 

Les dunes de sable blanc constituent un théâtre dans lequel il fait jouer ses personnages pour réinventer une réalité à sa convenance. « On ne peut pas trouver d’arrière-plan plus parfait, car l’horizon est étirable à l’infini. Je dirais que la dune est un paysage presque naturellement photographique. C’est la nature mais réduite à un fond unique. »

Shoji Ueda, Kako and a Flower, 1949

Avec une économie de moyens, Ueda utilise les lumières éblouissantes de cet environnement pour introduire du blanc dans ses images et jouer sur  les formes épurées, et sur les caractéristiques propres au noir et blanc : « Le monde en noir et blanc recèle quelque chose de mystérieux qui ne peut être décrit, et qui est formidablement séduisant. Est-ce faux de penser que cela touche nos cœurs d’autant plus fort que nous vivons à une époque où tout peut être photographié en couleur ? »

© Shoji Ueda,

 

Mode dans les dunes

C’est à la demande de son fils Mitsuru qui possédait à Tokyo un bureau de graphisme et de publicités qu’âgé de plus de 70 ans  Shoji Ueda retourne à ses chères dunes pour y travailler pour le créateur de mode Takeo Kikuji.

Shōji UEDA – Fashion for Takeo Kikuchi, 1984

 

Pleine d’humour, la photographie ci-dessous joue sur les échelles. Le rapprochement par la photographie de deux sujets très éloignés l’un de l’autre dans la réalité fait penser à Magritte et au surréalisme.

©Shoji Ueda, Mode dans les dunes, 1983

 

Shoji Ueda, Mode dans les dunes, 1983-1993

 

Curieux de nouveautés et de technique, il s’amusa à cloner sur ordinateur ses personnages pour les multiplier sur les dunes. Plus apprêtées et moins fraîches que les photos de sa famille, ces images construisent un univers onirique et décalé.

Shoyi-Ueda Dunes mode , 1985-1988

 

Cependant, on ne peut pas réduire Shoji Ueda aux dunes et au noir et blanc. En constante recherche toute sa vie, il photographia en couleur à partir de 1983  notamment à travers une série de natures mortes contemplatives étonnamment tendues entre réalisme apparent et propension au rêve qui fait flotter au dessus d’un paysage de mer des nuages de cacahuètes colorées de bleu, de rouge et de vert.

© Shoji Ueda

Ou celle-ci où une petite main de la taille d’une cerise semble vouloir saisir les fruits gigantesques doués d’une indépendance peu « tranquille » et bien « vivante ».

©Shoji-Ueda-Still life 3

 

Ueda a toute sa vie photographie des objets quotidiens. Sa maison est pleine de bibelots et d’objets ramassés dans ses promenades qui seront employés par la suite dans des compositions ou des mises en scènes. La photos ci-dessous appelée « petits vagabonds » se lit en deux fois, d’abord l’on identifie les branches de bois flottés comme des petits objets qui effectivement ont « vagabondé  » sur l’eau ou sur la plage. Mais c’est sans tenir compte des deux petites silhouettes humaines qui de par leur taille apparaissent comme « petits »  devant une forêt surdimensionnée de brindilles et de bouts de bois.

Shoji-Ueda-Small-Drifters-1948

Dans la photographie suivante l’on retrouve les accessoires d’autres photos qui tiennent le rôle principal et prennent la place des humains, jouant une saynette que le vent semble improviser.

©Shoji-Ueda-

 

Shoji Ueda travaillera également sur la matière même de la couleur dans une esthétique pictorialiste aux flous mystérieux.

Shoji Ueda, soft tones_15-

Shoji Ueda, soft tones 8

 

Nous voudrions terminer cet article par une photographie réalisée en 1974  issue de la série « Petites biographies » qui nous semble être la métaphore du métier du photographe, qui promène son cadre à travers le monde pour y composer ses images et saisir la poésie du quotidien à travers ses yeux d’enfant.

Shoji Ueda, petites biographies, 1974

Pour d’autres photographes japonais voir

Les photographies haïku de Yamamoto Masao

HOSOE Eikoh et la photographie expérimentale

Photographie : TOMATSU Shômei et le documentaire subjectif

3 commentaires sur « Shoji Ueda : un photographe « amateur » »

Laisser un commentaire