Les livres brûlés et fossilisés du céramiste Yohei Nishimura emmènent le spectateur dans une transformation étonnante de la matière.
Artiste et sculpteur, Yohei Nishimura appartient également au monde de la céramique contemporaine car, en japonais, le terme générique de yakimono, signifie à la fois “objets céramiques”, mais aussi, littéralement ” choses cuites “. Artiste de renommée internationale dont les oeuvres sont présentes dans de nombreuses institutions de prestige à l’étranger, Yohei Nishimura travaille sur la mémoire des objets, livres ou fruits brûlés et comme fossilisés.
Parcours artistique
Nishimura commence son parcours artistique dès 1973 avec une formation de sculpteur au département des arts plastiques de l’Université des sciences de l’éducation de Tokyo. Il a également été enseignant à l’école pour aveugles de Chiba, où il enseigna aux enfants à faire de l’art en trois dimensions en utilisant de la pâte à modeler. Après quelques travaux de sculpture en métal et autres matériaux, sa quête amena rapidement le jeune artiste à étudier la transformation de la matière par le feu. Transcendant les contraintes auxquelles étaient confrontés les membres de Sōdeisha (mouvement qui a contribué au développement du concept de céramique-objet en opposition à la poterie utilitaire), son oeuvre prend souvent la forme d’installations, impliquant parfois des techniques et matériaux très divers tels que le fer, le bois, le plomb ou encore des objets usuels
Le processus
Nous pouvons facilement imaginer qu’un livre cuit à plus de 1’200 degrés va se réduire en cendres et se volatiliser, mais l’on découvre avec surprise la transformation que subit la matière à travers les oeuvres de Yohei Nishimura. A force d’essais et de méthode, l’artiste a découvert que le fait de sceller la caisse de métal dans laquelle l’objet est cuit permet à ce dernier de garder sa forme sans se désintégrer. Cuits à 600 degrés dans un four électrique, les livres deviennent noirs. Cuits à 1200 degrés dans un four à pétrole, ils deviennent blancs. A travers ce procédé et avec plus de dix heures de cuisson, les livres sont momifiés. Ci-dessus, une vue de l’atelier de Yohei Nishimura.
Son approche de la cuisson et la répétition de cette technique lui ont permis de maitriser les changements moléculaires et de les guider, sans que le hasard perde cependant tout droit.

Yohei Nishimura, fired book, détail
Entropie de la matière
Les oeuvres de Yohei Nishimura apparaissent comme tranquilles et fragiles. Mais un regard plus attentif nous révèle la constitution étrangement tumultueuse de leur matière. ”Entropie” signifie transformation et dans sa définition caractérise «le degré de désorganisation, ou d’imprédictibilité du contenu”. C’est un jeu d’équilibre à la limite de la transformation et de la conservation.
Destruction ou conservation ?

Yohei Nishimura, Casa moderna, 27.3×21,6×11,6 cm, 2021
La limite est en effet très subtile et cette notion se retrouve dans la finesse des oeuvres de Nishimura qui, au fil de ses recherches, a tenté de cuire toutes sortes d’objets, parvenant à trouver le point de fusion exact lui permettant de conserver la substance à la limite de la forme.

Yohei Nishimura “Georgia Coffee Can” (2019) aluminum can, aluminum board, 30.5×32.5×1.5 cm]
Par exemple, ci-contre, une canette d’aluminium a été cuite sur une plaque d’aluminium. La raison pour laquelle Nishimura en est venu à brûler des canettes et des bouteilles en plastique est fortuite et un peu écologique. “La raison pour laquelle j’ai commencé à faire des choses avec de l’aluminium et du plastique est que les canettes et les bouteilles s’accumulent. L’endroit où les jeter est vraiment loin. Alors j’ai pensé que je devais faire quelque chose avec toutes ces bouteilles en plastique et j’ai commencé à les brûler. Ce sont des bouteilles en plastique, mais chaque bouteille porte un nom. Par exemple, “Healthy Body Tea” ou quelque chose comme ça. Cela devient le titre de chaque pièce.” Ci-dessous, une bouteille en plastique sur une plaque de plomb qui, fossilisées, forment un tableau abstrait.

Yohei Nishimura, plastic bottle, 32x40cm, 2021
Une autre :

Yohei Nishimura, bouteille en plastique et aluminium
Ci-dessous, sculpture composée de plomb, d’une bouteille en plastique et de ce qui semble être une rondelle de tomate.

Yohei Nishimura, Joy, 30x32x1,5 cm, 2021
Matière et mémoire
Nishimura explique que son travail sur les bols et les fruits, Material & Memory, a été inspirée par des grains de riz carbonisés vieux de mille ans qu’il a vus lors d’une visite dans un musée. “Après tant d’ années, des matières organiques telles que le riz ont continué d’exister ! », a-t-il déclaré.
Nishimura, qui avait auparavant exposé des livres au feu d’un four, décidé alors de soumettre les fruits au même processus. Il a placé des kiwis, des poires ou des pommes dans des bols en émail et les a cuits ensemble. Il s’est retrouvé avec des objets d’aspect cendré, qui conservent la forme des fruits. Les fruits ont marqué chaque bol avec une série de lignes uniques, un sous-produit du processus de cuisson. Ces traces, écriture de leur existence et de leur transformation font partie de l’oeuvre. Un four peut transformer l’argile en un objet solide en un temps minime face aux processus géologiques de la Terre pour faire la même chose. Avec cela comme point de départ, l’artiste japonais utilise son four pour retirer la chair du fruit, nous laissant avec le concept de l’objet avec lequel il a commencé. Il nous reste la forme du kiwi, une idée ; le fruit lui-même est parti … ailleurs.
Image ci-dessous : vue des bols de Yohei Nishimura Material & Memory, œuvres de 2012 à 2013. Bols en émail cuit avec des pommes, des poires ou des kiwis.

Yohey Nishimura,Materials and memory, 2012-2013
Dans son installation, il a suspendu chaque bol au-dessus du sol de la galerie à des fils à peine visibles. Ces concepts, que Nishimura a créés, flottent, peut-être pour suggérer qu’ils existent séparément du monde matériel. Les notes d’exposition indiquent que ces bols sont éclairés par le haut et que les ombres sur le sol en dessous évoquent les phases lunaires.

yohei-nishimura-material-memory-1.jpg
Un artiste conceptuel ?
Pour Yohei Nishimura, plus que de créer un objet, aussi beau ou poétique qu’il soit, il s’agit plutôt de contempler les résultats du processus de cuisson. S’attachant à la composition physique ou chimique du matériau, il recherche le point de fusion idéal. Bien qu’il reconnaisse la cuisson comme une étape de la céramique traditionnelle, il ne considère plus le résultat de la cuisson, comme “céramique”. Il va au-delà de la réalité physique de celle-ci, mais explore plutôt les limites de la résistance au feu.

Yohei Nishimura, Fired book
Les préoccupations de Yohei Shinemura l’inscrivent dans celles d’un groupe de céramistes né dans les années 70, nommé “méta-céramique”, dont l’intention fut de montrer le processus de création plus que le résultat même. Les artistes parvinrent à isoler les qualités intrinsèques de la porcelaine ou de l’argile en les cuisant simultanément avec d’autres matériaux.

Yohei Nishimura A History of Urban America, 2009 Fired Book : 12.7 x 12.7 x 8.9 cm
Un artiste bouddhique ?
Lorsque Yohei Nishimura intervient sur ses livres, ou objets divers, il nous montre la relativité des objets dont la forme évolue. “Fondamentalement, j’ai toujours essayé de montrer un monde complètement différent en modifiant les choses par la chaleur. Quand j’étais étudiant, la première chose que j’ai brûlée était un bouchon de bouteille de Coca-Cola. C’était une couronne de roi, mais après l’avoir cuit, il s’est transformé en boule.” Relativité et éphémère de la forme donc, mais également interpénétration des formes entre elles. La cuisson permet littéralement de fondre les choses entres elles et d’en supprimer la distinction en les réunissant en un seul objet : “Vous pouvez voir l’interdépendance de tout.”
L’éphémère et l’interpénétration de toute chose, voilà bien une conception bouddhique du monde. A cela nous ajouterons que la part laissée au hasard dans la transformation de la matière par le feu diminue d’autant l’expression d’un ego “créateur d’oeuvres”. Comme il le dit lui-même : “J’efface mes traces“.

Yohei Nishimura Social Economic Movements, , 2009 Fired Book : 17.8 x 11.4 x 10.8 cm
De belles ruines blanches
Ces livres sont de belles ruines blanches, des ruines qui ont traversé les âges et semblent sur le point de s’effondrer. Le texte, et donc la significations des livres, s’efface dans les flammes; ne reste que le titre de l’ouvrage qui donne son titre à l’oeuvre, mais leurs formes restent évocatrices et puissantes, rappels de nos civilisations éphémères. Bien qu’ils soient encore des livres, leur fonction d’archivage est désormais inexistante. Une poésie sombre et muette qui parle non seulement d’apocalypse, mais aussi de renaissance et de force.