Histoire et art du thé en Chine (1)

Représentation du XIXe siècle de Lu Yu et du thé.

Représentation du XIXe siècle de Lu Yu et du thé.

Des empereurs, des paysans, des anachorètes taoïstes, des moines bouddhistes, des médecins ambulants, des mandarins (fonctionnaires lettrés de la vieille Chine), des artisans, des potiers, des poètes, des chanteurs, des peintres, des architectes, des jardiniers paysagistes, des membres de tribus nomades qui troquaient des chevaux contre des briques de thé et des hommes d’Etat qui se servaient du thé pour se débarrasser des candidats envahisseurs ont tous joué un rôle dans la longue histoire du thé en Chine. Cependant, jamais les Chinois n’ont mis au point une cérémonie du thé aussi élaborée que celle des Japonais (chanoyu, voir ici), ce qui, d’ailleurs, aurait été en contradiction avec le sentiment de spontanéité et de naturel, issu du taoïsme, inhérent au fait de boire du thé.

Cependant, il existe un art chinois du thé (ch’a-shu) bien précis qui comprend l’art de faire pousser et de traiter les feuilles de thé, de les infuser afin d’en tirer l’arôme et le parfum les plus suaves, associé au goût des céramiques les plus appropriées et les plus délicates, au fait de réciter ou de lire les poèmes et les récits consacrés au thé et exaltant ses vertus. Et, surtout,  savoir se détendre et apprécier le moment du thé avec des convives de choix dans le calme d’un cadre choisi.

Les légendes
Shennong

Shennong

Une légende… Il y a près de 3000 ans, quelques feuilles d’un arbre emportées par la brise tombent dans l’eau bouillante préparée pour le divin empereur Shen Nong, appelé également le Divin Laboureur (ou Moissonneur), car la mythologie lui attribue l’invention de l’agriculture. Ce dernier, féru de botanique et inventeur de la pharmacopée chinoise, essaye ce nouveau breuvage coloré qu’il apprécie et qu’il trouve tonifiant et rafraîchissant. L’infusion du thé venait de voir le jour…

Daruma, himeji-jo (Japon)

Daruma, Himeji-jo (Japan)

Une autre légende lie Bodhidharma — premier patriarche du bouddhisme zen chinois, 28 ème du bouddhisme indien, appelé Daruma au japon — à la culture du thé : lors de son voyage en Chine, après avoir médité 7 ans (ou 5, ou 3, selon les versions) immobile face à un mur, il se serait endormi. Pour éviter que cela se reproduise, il se serait coupé les paupières. En tombant à terre, elles auraient donné naissance à deux plants de thé (ou il les aurait enterrées et repassant plus tard, aurait vu qu’elles avaient donné naissance à deux arbrisseaux). En en grignotant les feuilles, il se serait aperçu de leurs vertus, notamment de leur utilité pour rester éveillé pendant la méditation. Dans la représentation à droite, on est frappé par les yeux écarquillés sans paupières de Daruma.

Avant les Tang : un usage thérapeutique

Vers l’époque de Confucius (VI ème siècle AC), il existait une boisson appelée t’u pour les offrandes funéraires. Mais cette boisson, dont la transcription est semblable au chan (thé), n’était en fait pas du thé, mais un breuvage amer issu d’une autre plante botanique. Par contre, des recherches archéologiques ont permis de découvrir des graines de théier dans la tombe du marquis Yi de Zen, datée de 433 avant notre ère. Une des plus sûres références écrites sur le thé reste cependant le Tong Yu (Contrat avec un serviteur), rédigé en 59 avant notre ère, sous la dynastie des Han occidentaux (206 AC.- 25 PC) dont l’auteur fut le poète Wang Bao. Ce contrat mentionne qu’une des tâches du serviteur était de préparer le thé et de l’acheter.

Avant de devenir une boisson nationale, le thé (cha) était à l’origine apprécié pour ses vertus thérapeutiques. Le Bencao jing ¹, (Canon des aliments) », attribué à Shen Nong, écrit  sous les Han² au début de notre ère, relate que « si l’on consomme du thé assez longtemps, le corps gagne en force et l’esprit en acuité » et que cette boisson soigne la fièvre, étanche la soif, revigore les personnes souffrant d’insomnie, calme les nerfs et aide à la digestion. Ci-dessous, illustration du bencao jing ( page consacrée au ginseng, car nous n’avons pas trouvé celle consacrée au thé…), dans une édition du XVII ème siècle.

shennonbencao

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Durant la Périodes des Six Dynasties (386-589), il semble que sa consommation était populaire dans les régions méridionales et particulièrement au Sichuan avant d’atteindre le nord du pays. Les références littéraires sur le thé, plus nombreuses à partir du IIIème siècle, nous apprennent qu’il existait alors trois manières de préparation, dont deux étaient médicales. La première, encore en vigueur sous la dynastie Tang, consistait à préparer un bouillon à base de feuille de thé, de mûres, de baies de cornouiller et de riz qui aidait à la digestion. La deuxième demandait de cuire les feuilles jusqu’à ce qu’elle brunissent, puis de les préparer avec du riz. Ce mélange chassait l’intoxication. La troisième méthode, en faisant seulement « bouillir les feuilles de thé avec l’eau limpide du ruisseau dans un récipient de poterie fine » permettait de goûter à la saveur unique de l’infusion qui favorisait la vivacité d’esprit et faisait naître un sentiment de bien-être. Dans son Fu du thé, le poète Du Yu (?-311) écrit :

« Le thé infusé offre des écumes blanches comme neige sur la surface / Alors que les feuilles descendent au fond du récipient / une saveur délicieuse et un parfum se dégagent.« 

La voie du thé (cha dao) sous la dynastie Tang (618-907)

La période de la dynastie Tang  (618-907) voit le thé devenir une boisson populaire dans tout l’empire chinois, et être un élément caractéristique du mode de vie de ce pays. Désormais il est couramment consommé dans tous les milieux sociaux, servi dans les auberges qui avaient proliféré dans les villes et le long des axes de communication, offert aux invités que l’on reçoit, ou bien à des personnes à qui on souhaite faire des présents distingués. Encore une fois les moines bouddhistes participent activement à cette diffusion, étant à la fois d’importants consommateurs et de gros producteurs, grâce aux grands domaines que s’étaient constitués leurs monastères.

Les poètes

Il faut attendre la période Tang pour que la consommation de thé se transforme en art et entre dans la poésie. Les poètes Bai Juyi (772-846) et Lu Tong (790-835) y feront souvent référence.

Tang_dynasty_poet_Lu_Tong, Kanô Tsunenobu

Tang_dynasty_poet_Lu_Tong, Kanô Tsunenobu

Lu Tong est l’auteur d’un précis du thé (chapu)  aujourd’hui disparu et d’un « Poème  sur les sept bols de thé », qui a connu un succès sans précédent au japon où les sept bolées sont devenues  une des bases de la cérémonie du thé.

Le premier bol imprègne mes lèvres et ma gorge / Le deuxième déchire le voile de ma triste solitude / Le troisième sème le trouble dans mes pensées desséchées / Qui ne retiennent que le Livre aux cinq mille caractères ³ / Le quatrième provoque une légère transpiration / Le cinquième purifie mes os et ma chair / Le sixième m’unit aux immortels / Le septième, je ne puis m’empêcher de le boire / Sous mes aisselles, je sens naître une douce brise.

Le moine poète Jioran (730-799), l’un des plus réputés de son temps, a écrit l’un des plus beaux poèmes sur le thé dont voici un passage :

De ce thé du ruisseau Shan offert par un homme de Yuezhou, / Les bourgeons dorés cuisent dans le chaudron de métal. / Dans le bol en grès, sa mousse neigeuse / Embaume plus que l’immortelle boisson de Jade./ La première gorgée chasse toute torpeur, / Mon bien-être s’étend à tout l’univers. / La deuxième purifie mon âme,/ Telle une pluie épurant la fine poussière. / A la troisième gorgée me voici éveillé : / Nul besoin de détruire les passions ! /

Cette nouvelle mode appréciée dans les cercles de la cour impériale dès le début de la dynastie, gagne toutes les classes de la société chinoise vers la fin du VIII ème siècle. Son utilisation par les bouddhistes avait facilité sa diffusion. Les moines avaient en effet intégré à leur cérémonie une forme rituelle de consommation du thé. En « prévenant la somnolence et en gardant l’esprit alerte », cette boisson favorisait leur méditation. L’art du thé devient l’un des passe-temps de l’aristocratie de l’époque au même titre que la calligraphie ou la musique.

Représentation du XIXe siècle de Lu Yu et du thé.

Représentation du XIXe siècle de Lu Yu et du thé.

Le rituel est raffiné et Lu Yu (733-804), un excentrique élevé par un maître chan (zen), lui consacre une monographie : le Cha jing (Classique du thé) qui est le plus ancien traité chinois consacré au thé. Le texte de Lu Yu traite des origines et de l’histoire du thé, des ustensiles nécessaires aux différentes phases de préparation et de fabrication, des techniques employées, des lieux de production et des petites histoires autour des lettrés et de leur art de savourer le thé, qui, pour Lu Yu procure des plaisirs infiniment plus subtils que ceux du vin. Sous le pinceau de cet auteur, le thé devient donc un des éléments constitutifs de la culture des gens de bien de l’époque, un art que doivent maîtriser les lettrés au même titre que la poésie, la peinture ou la calligraphie : le thé est en quelque sorte « canonisé. C’est aussi avec lui que triomphe la dénomination la plus courante pour cette boisson, cha, et il est peut-être le créateur du caractère 茶 chá qui sert à le désigner spécifiquement, qui est en fait le caractère 荼  auquel a été enlevée une barre horizontale courte, sans doute afin d’éviter la confusion avec les autres plantes que ce dernier caractère pouvait désigner.

Tang_Dynasty_tea_ceremony

Tang_Dynasty_tea_ceremony

A cette époque, le thé n ‘est pas fermenté. Les feuilles sont cuites à la vapeur, mélangées, pilées et moulées en galettes. C’est l’époque du thé bouilli.

Le tribut du thé

Durant l’époque Tang, plusieurs régions connurent la prospérité grâce à la culture du thé : le Mont Meng, la région de Fujiang  dans le Jiangxi, le Mont Guzhu près du Lac Tai  dans le Jiangnan dont la production avait les faveurs de Lu Yu et où une plantation impériale avait été établie. Le thé acheminé par bateaux et chariots était produit à cette époque dans la province du Sichuan et dans les régions le long du fleuve Yangzi et de la rivière Huai.

Le commerce du thé devint très lucratif dans la seconde moitié du VIIIème siècle. Un moine, habitant la montagne, offrit du thé Yang-Hsien à un envoyé impérial chargé d’étudier la région, vantée par Lu Yu. L’envoyé en expédia aussitôt trente kilos  à la cour qui répondit en en exigeant  une fourniture annuelle. Telle est l’origine du « tribut du thé » (gong cha)  instauré en 783. L’État entendit profiter de la manne en imposant une taxe sur son commerce qui généra d’importants revenus, puis en instaurant un monopole sur son commerce. La production de thé est supervisée par l’État, qui récupère le produit final, ce qui constitua un poids important pour les producteurs et les marchands, et généra des protestations, des révoltes et de la contrebande. La totalité de ce qui entre au trésor est alors constitué par l’impôt, le sel et le thé, pour soutenir les dépenses militaires, les contrevenants à la loi étant sévèrement punis.

 

A la fin du VIIIème siècle, devenu une denrée quotidienne, le thé de premier choix est cependant réservé à l’empereur et « gardé dans des récipients en terre pour le préserver de l’humidité ». Ces nombreuses cultures donnèrent une forte impulsion  au développement des arts de la céramique.

La céramique
White_teaware_-_Tang_dynasty

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Le développement de cet art contribue à l’essor de production des fours céramiques, même si la vaisselle nécessaire reste dans une gamme limitée de formes. Le bol peu profond aux bords évasés n’excède pas un demi litre de contenance. La porcelaine doit venir de Yuezhou. Ci-dessus, assemblage d’objets en céramique blanche provenant probablement des fours de Xing (Hebei), destinés à la consommation du thé à l’époque des dynasties Sui, Tang et période des Cinq Dynasties et des Dix Royaumes. De gauche à droite : coupe (dynastie Sui, 581-618 ?) ; bol avec sa soucoupe (v. 800-1000)  ; cruche (v. 800-1000). Ces objets sont exposés au British Museum.

bol, Tang dynasty

bol, Tang dynasty

La préparation des feuilles de thé avait alors bien évolué depuis les temps anciens où on se contentait de les faire sécher avant de les bouillir. D’après les informations qui peuvent être glanées du Classique du thé, les feuilles étaient fumées, pilées, puis compactées dans un moule qui était ensuite suspendu dans un four de séchage. Après quoi on obtenait des briques (ou pains, ou gâteaux) de thé, qui étaient percés afin de pouvoir passer un fil au travers, qui permettait de relier plusieurs de ces briques et faciliter leur transport. Pour préparer le thé, le consommateur devait alors chauffer la brique, puis la mettre à refroidir dans du papier, puis moudre le thé à l’aide d’un mortier rond. C’était le thé moulu qui était ensuite mis à infuser dans de l’eau qui avait bouilli.

Des ustensiles et de la vaisselle à thé de cette période ont été mis au jour lors de fouilles archéologiques ; la découverte la plus spectaculaire a été faite dans le temple Famen (Shanxi)  en 1987 : un service voué à l’empereur Yizong en 869, comprenant une boîte à thé, un mortier, une jarre en argent, un bol et une soucoupe en verre.

Ci-dessous deux boîtes à thé et un mortier

 

A l’art du thé va s’associer une dimension spirituelle véhiculée par les ermites taoïstes et les moines chan qui pratiquent simplicité de vie, culture de vertus et méditation. Les moines se servent de la boisson pour les offrandes rituelles et lors des réunions. Les codes monastiques vont en ritualiser l’usage pour les cérémonies solennelles. Il se développe alors un sens de l’harmonie des gestes nécessaires à l’accomplissement du service du thé. Cette approche spontanée, poétique et spirituelle de l’art du thé va s’élargir sous les dynasties suivantes.

Le thé suivit d’ailleurs les mêmes voies de diffusion que le bouddhisme de cette période : au Tibet, chez les montagnards  « prêts à troquer leur chevaux contre des feuilles de thé » qui conservent la forme agrémentée d’aromates à laquelle ils ajouteront du beurre de Yack,  et au Japon, où il fut introduit par des moines revenant d’un voyage d’études bouddhistes en Chine.

(à suivre…)

Notes

¹  Le Shennong bencao jing , le Classique de la matière médicale du Laboureur Céleste, est le plus ancien ouvrage chinois traitant des plantes médicinales. Sa paternité a été attribuée à l’empereur mythique Shennong, dont les Chinois aiment à dire qu’il vivait aux environs de 2800 avant J-C. En réalité, cette œuvre pourrait être plus jeune : la plupart des chercheurs supposent que c’est une compilation écrite aux alentours des débuts de notre ère durant la dynastie Han, soit environ trois siècles après les grands textes sur les plantes du botaniste grec Théophraste (372-288 av JC). L’original n’existe plus et devait être constitué de trois volumes qui donnaient dans un texte concis, les propriétés médicinales d’herbes, de minéraux et de parties d’animaux. L’ouvrage, reproduit ci-dessus, compilation de compilations, est à l’origine de la phramacopée chinoise.

²  Han : Première dynastie  impériale par sa durée, elle se divise en Han occidentaux (西漢) ou Han antérieurs (前漢) (206 av. J.-C. – 9 apr. J.-C.), capitale Chang’an, et Han orientaux (東漢) ou Han postérieurs (後漢), (25 – 220 apr. J.-C.), capitale Luoyang, séparés par la courte dynastie Xin (9-23 apr. J.-C.) fondée par Wang Mang.

³ Le livre au cinq mille caractères : expression courante pour désigner  Le livre de la voie et de la vertu  attribué à Laozi (Lao Tseu).

 

Bibliographie

Blofeld, John, Thé et Tao, L’art chinois du thé, Albin Michel, 1997 (trad.) EO 1985

Crick, Monique, L’art du thé en Chine, bulletin 68 de la Fondation Baur, Genève

Lu Yu, Le classique du thé (Chajing), Rivages poche, 2015

 

3 commentaires sur « Histoire et art du thé en Chine (1) »

  1. Je n’ai pas d’appétence pour le thé et ton article renouvelle le questionnement de ce manque d’attirance.
    Si cette boisson est entourée d’un tel rituel qui confine au mysticisme, est-ce que je ne passe pas à côté de quelque chose d’important ?
    La mauvaise foi qui peut être un recours commode – mais uniquement pour les gens de mauvaise foi – me pousserait à dire que tout cet appareil est là pour occulter la faiblesse d’un breuvage qui, s’il valait par lui-même, n’en aurait pas besoin. Mais la préparation qu’exige la dégustation du vin viendrait aussitôt souligner la faiblesse de l’argument. Encore que préparation et rituel soient deux actes différents. Hum…
    Et… pourquoi le café n’est-il pas associé à un rituel ? Parce qu’il n’a pas besoin d’infusion et qu’il est donné comme ça, brut, via la cafetière, le percolateur ou, aujourd’hui, la dosette ?
    Il doit y avoir un problème d’épaisseur. De mâche.

    1. Il m’a fallu découvrir certains thés pour vraiment l’aimer, le pu-erh et le wulong notamment, qui ont de l’épaisseur justement, et puis d’autres ensuite, de plus en plus en fait. Une bonne préparation est indispensable en effet; quant au rituel, c’est une question de moment et de compagnie, d’état d’esprit et de cadre. Une contemplation, un arrêt, une concentration, plus qu’un mysticisme en ce qui me concerne, un moment hors du temps.

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