Lee Ufan (1) : des pierres et du métal

 

Lee Ufan, relatum-dialogue, 2008

Lee Ufan, relatum-dialogue, 2008

Lee Ufan (coréen : 이우환, hanja : 李禹煥), ou Lee U-fan, est un artiste et critique d’art sud-coréen né le à Haman-gun dans le sud de la péninsule coréenne. Son oeuvre se partage entre installations de pierres, dont nous parlerons ci-dessous, et peintures, qui feront l’objet d’un autre article. 

Biographie

Lee Ufan, portrait,©Photo Flo Kohl

Lee Ufan, portrait,©Photo Flo Kohl

Alors que la Corée est sous domination japonaise, Lee Ufan reçoit pendant son enfance et son adolescence une éducation confucéenne stricte et étudie la poésie, la peinture et la calligraphie. Après avoir étudié la peinture orientale à Séoul, il part s’installer chez son oncle au Japon en 1957. A Tokyo, il s’inscrit en 1958 à l’université Nihon où il suit des cours de philosophie occidentale. Il étudie notamment Nietzsche, Heidegger et Merleau-Ponty dont les écrits sur la phénoménologie et la perception vont enrichir sa réflexion et son langage artistique.

Phase—Mother_Earth,_1968

Mother Earth, 1968, première oeuvre du Mono-ha

Lee devient alors le théoricien et le porte-parole du mouvement naissant Mono-ha ( littéralement, « l’école des choses »).  Ce mouvement qui se revendique anticonsumériste regroupe des artistes dont la spécificité est de faire dialoguer des objets naturels avec des objets manufacturés. Leur but est de réduire au minimum l’intervention de l’artiste afin de mettre l’accent sur les relations entre les matériaux, l’espace et le spectateur. Ci-contre, le premier acte du mouvement : Phase-Mother Earth de Nobuo Sekine.

En 1969, Lee Ufan  remporte un concours de critique d’art avec un article qui montre l’influence du philosophe japonais Kitaro Nishida. L’article s’intitule « Des objets inanimés à l’existence vivante ». Il a exposé dans de nombreux endroits prestigieux dont, notamment, le musée Guggenheim de New York, la Tate Modern de Londres, la Kunstmuseum de Bonn en Allemagne et le Musée d’Art de Yokohama, au Japon. Il a investi, au printemps 2014, le château de Versailles en France et a participé à de nombreuses manifestations internationales (Documenta, Biennale de Venise…).

Lee Ufan, relatum (iron field)

Lee Ufan, relatum (iron field)

En 2010, un musée, conçu par Tadao Ando, lui est consacré à Naoshima, au Japon. (Pour plus d’informations sur Tadao Ando, voir ici et ici). Il a effectué, en 2002, une importante donation au Musée National des Arts Asiatiques Guimet, à Paris, qui a considérablement enrichi la collection d’art coréen, avec une collection de paravents et de peintures coréennes  — 100 peintures et 27 paravents — de la période Joseon (1392-1910). Cette collection permet d’appréhender de nombreuses images  de l’art populaire coréen, minhwa. Actuellement, il vit et travaille entre Paris, New York et le Japon.

De pierre et de métal

lee ufan

Lorsque l’on regarde pour la première fois les installations de Lee Ufan, on voit du métal et de la pierre. Les pierres, non sculptées, si ce n’est par le temps, sont brutes, lissées par l’eau, érodées par le temps. Elles sont, de ce point de vue-là, non-agies par l’homme. Le métal est sous forme de plaques ou de tiges, c’est-à-dire traité par l’homme. La pierre est le matériau de la nature ; le métal, en tant que matériau issu du sol, est de fait travaillé une fois lors de son extraction, une autre fois lors du façonnage. Par ailleurs, il a une double facette : produit de la pierre et de la terre, il appartient à la nature et n’est pas, en tant que matière, une création de l’homme, et d’autre part, conditionné en plaques ou tiges par l’homme, il appartient au monde de l’agi par l’homme. A ce titre-là, il est un produit intermédiaire entre la nature et l’homme.

Lee Ufan Relatum, 2006 rock, iron plate rock 70(h) x 60 x 50 cm iron plate 200 x 180 cm

Lee Ufan, Relatum, 2006 rock, iron plate

« Ma raison d’être en tant qu’artiste est dans cette problématique qui consiste à lier le faire et le non-faire. J’essaie de correspondre avec l’extérieur en reliant la nature (la pierre) et la conscience (l’homme) par le biais d’une simple plaque de fer. Extrait de la pierre par l’homme, le métal est à demi-abstrait. Il est donc adapté au rôle d’intermédiaire. »

Oeuvres, sculptures, installations, dispositifs ?

Dans un texte d’accompagnement remis au visiteur de l’exposition Lee Ufan, Dissonance (Chapelle Saint-Laurent – Le Capitole, Arles en 2016) on peut lire : «Les pierres ont été choisies, cueillies dans la nature proche, les plaques de métal empruntées au stock de l’industrie. Les unes et les autres reviendront vers leurs origines d’où elles ont été distraites, sauf si par un achat ce dispositif devient œuvre ».  Ailleurs, il précise : J’ai introduit le non-fabriqué, en partant du principe que voir, choisir, emprunter ou déplacer font déjà partie de l’acte de création « . Ces deux phrases constituent à elles-seules un véritable manifeste de l’art de Lee Ufan.

Lee-Ufan_Relatum-

Lee-Ufan_Relatum-

 

Voir et choisir

Créer, c’est d’abord voir : c’est par la perception de l’extérieur que commence le processus créatif, dans la rencontre avec l’autre qu’est la pierre. Voir c’est rencontrer l’objet vu,  c’est échanger un dialogue avec l’inconnu, par delà le concept, par delà l’objet. Puis la notion de choix intervient, l’artiste effectue, dans la multitude de pierres existantes, un choix selon ce qu’elles évoquent pour lui, ce qu’elles représentent. Le terme « cueillies » est surprenant :  — la lourdeur de la pierre s’accommode mal avec le geste de la cueillette — mais il faut y voir, nous semble-t-il, un geste primitif, anthropologique en quelque sorte : une cueillette d’avant la culture. La pierre, objet de la nature, « bloc d’histoire du monde physique », lissée par l’eau, érodée par le temps, non travaillée par l’homme, transforme le geste de l’homme qui la choisit et la cueille. Ce geste, antérieur aux mots, aux concepts et à la culture (au sens agricole et civilisationnel du terme), est primitif et muet en quelque sorte. C’est la rencontre avec le silence obstiné des choses. « Je ne cherche pas à verbaliser le monde, à me l’approprier, mais à être relié à lui, à le percevoir. »

Lee Ufan, Relatum – counterpoint, 2004

Lee Ufan, Relatum – counterpoint, 2004

Emprunter ou déplacer.

D’une part, le dispositif, d’autre part, l’oeuvre. Le terme dispositif nous fait revenir sur celui d’installation que nous avions choisi dans le sous-titre et nous fait réfléchir à leur différence sémantique. D’une part, installation connote une durée plus longue;  disposer n’implique aucune notion temporelle. D’autre part, le préfixe « dis- » signifie « séparation, différence » , c’est-à-dire une dualité, alors que le préfixe « in » se traduit par dans, en, c’est-à-dire une unité. Installer, c’est rassembler en une unité dans la durée, disposer c’est poser, « placer en séparant distinctement » pour un moment. L’extériorité de l’objet demeure, il est emprunté, tel quel et déplacé, placé ailleurs, le temps d’une exposition. L’acte de création est un dispositif temporaire, et ce dispositif ne devient oeuvre que si l’acheteur l’immobilise dans le temps. L’emprunt révèle l’éphémère du dispositif. « Quand je déplace une pierre, j’essaie de lui donner un caractère provisoire et transitoire. »

Lee Ufan, Relatum – Counterpoint, 2009. Acier, pierre

Lee Ufan, Relatum – Counterpoint, 2009. Acier, pierre

Pierre et matériaux

D’abord centrées sur la problématique du rapport des choses entre elles, les premières oeuvres de Lee Ufan confrontent la pierre et le verre.  » Quand une lourde pierre heurte une vitre, la vitre se brise. C’est une évidence. Dans une œuvre d’art, il ne faut pas que l’intervention de l’artiste soit trop effacée, sinon le résultat sera perçu comme un incident involontaire. En revanche, si le résultat est trop conforme à l’intention de l’artiste, l’œuvre sera dénué d’intérêt. Il en est de même si le geste de l’artiste est trop aléatoire. Quelque chose doit naître de la relation sensible entre l’artiste, le verre, la pierre. C’est uniquement quand la fissure résulte de l’adéquation de ces 3 éléments que le verre brisé devient un objet d’art. « 

lee-ufan-pierre-verre

Pas entièrement aléatoire — c’est-à-dire totalement autre — ni totalement construit —c’est-à-dire totalement moi—, le geste créatif est une relation, un « relatum » entre l’autre et le moi, d’une part, et les autres entre eux (pierre et verre), d’autre part. « Mon travail consiste avant tout  à trouver un moyen d’entrer en relation avec l’inconnu — un inconnu indéfini et non orienté ». L’on pense au philosophe Levinas, qui définit le mot  » rencontre »  par la relation à l’Autre, c’est-à-dire, ce qui nous échappe et qui ne peut être réduit à notre perception de lui, et nous reste, de fait, toujours inconnu. Il ne peut y avoir rencontre, et donc création, qu’avec ce qui est Autre ; sinon l’on risque fort de tourner en rond dans le solipsisme.

Minimalisme et ego

Lee Ufan,Relatum—suggestion, 2005

Lee Ufan,Relatum—suggestion, 2005

« L’ego est étroitement limité dans mes oeuvres — au sens où la part de sélection et de structuration des matériaux, la trace des interventions  y sont réduites au minimum — et parce qu’elles utilisent, tels quels, sans les définir, des matériaux en intégrant l’espace environnant. Autrement dit, elles cherchent  à entrer en relation avec le monde le plus largement possible, par la réduction de l’ego à son expression minimale. » Ce qui importe, ce n’est pas l’expression du moi, mais c’est d’entrer en relation avec le monde extérieur. Il s’agit de trouver l’origine de l’oeuvre dans un lieu situé par-delà le moi. Les dispositifs de Lee Ufan ne sont pas des sculptures qui mettraient la main du créateur bien trop en avant, en ce sens elles sont vides… d’un moi . « Le vide c’est ce que l’homme n’a pas rempli, ce qu’il n’a pas agi (…) Telle est la raison pour laquelle je n’aime pas les oeuvres parfaites, immuables et volontaires. » Ces dispositifs sont donc expression du vide,  négation du volontaire — par opposition à l’agissement de l’humain — imparfaits et infinis — par opposition à la perfection du fini, de l’agi, de l’abouti de l’oeuvre — et éphémères (cf. plus haut) — par opposition à l’immuabilité d’une oeuvre terminée.

Lee Ufan, Relatum , 1969,

Lee Ufan, Relatum , 1969,

La relation, la rencontre, la résonnance : relatum

Lee Ufan, relatum

Puisqu’il y a rencontre, relatum, entre deux matériaux et rencontre entre « l’ego » et les matériaux, il y a forcément espace ou vide entre eux. Cet espace est appelé « résonance » par Lee Ufan. « L’important pour moi est de limiter les parties agies et d’accepter les parties non agies, tout en créant entre elles des rapports dynamiques d’interpénétration et de répulsion.  C’est cette qualité d’espace que je nomme espace de résonance. » Il y a plusieurs espaces, celui entre les éléments du dispositif, celui entre le créateur et le dispositif, celui entre le dispositif et le lieu d’exposition et enfin celui entre le spectateur et le dispositif. Cet espace pour que l’Autre reste Autre est un dia-logue.

Lee Ufan,

Si l’on regarde les différents titres que donne Lee Ufan à ses dispositifs, l’on peut se faire une idée de cette « résonance », de ce dialogue et des différentes formes qu’il peut prendre. « Relatum » est le nom générique d’une série de dispositifs recevant chacun une appellation distinctive, par exemple Relatum, 2005 ; Relatum — A rest ; Relatum — Correspondance ; Relatum — Silence, 1979 ; Relatum — Suggestion, 1995 ; Relatum— Counterpoint A, 2004 ; Relatum — Counterpoint, 2004  ; Relatum— A Response, 2003 , Relatum — Lover, 1986, etc.

Lee Ufan Relatum - Lover 1986

Lee Ufan Relatum – Lover 1986

Une pierre à proximité d’une plaque de métal, une pierre sur une plaque de verre, une pierre qui mord sur une plaque, des pierres qui s’éparpillent entre des plaques, des pierres qui s’adossent à des plaques, etc.  Toutes ces positions physiques, variables à l’infini, déclinent les différentes modalités du dialogue, du relatum : contrepoint, réponse, repos, silence, suggestion, correspondance et définissent la dynamique de l’espace. « Quand, par l’association de blocs de pierres bruts et de plaques de fer, je stimule fortement l’espace, ce n’est pas tant dans l’oeuvre elle-même. L’air alentour, chargé en densité, vivifie l’espace de l’oeuvre et en fait un monde ouvert. » L’énergie du du vivant donc.

Lee Ufan Relatum -2016

Lee Ufan Relatum -2016

L’éphémère, l’imperfection, le vide et l’infini

L’espace de résonance est l’espace-temps éphémère où l’homme entre en relation avec ce qui le dépasse. Faire intervenir l’extérieur rend l’oeuvre plus opaque, plus silencieuse et fait surgir en elle l’inconnu, le vide. Cet inconnu insuffle à l’oeuvre le souffle de l’infini. N’est-ce pas la définition même de la spiritualité ?

Pour une émission sur l’exposition de les Ufan à Arles en 2022 voir https://www.youtube.com/watch?v=nN2jS41o4Pk

Bibliographie

Lee Ufan, Un art de la rencontre, Acte sud, 2000 (Toutes les citations de cet article sont tirées de cet ouvrage, recueil de propos de Lee Ufan)

Collectif, Beaux-arts éditions, Lee Ufan, Pressentiment, 2017

Collectif, Lee Ufan, Snoeck éd. 2008

Collectif, Lee Ufan, habiter le temps, éd.Centre Pompidou Metz, 2019

 

 

 

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