Chabana : fleurs pour le thé

chabana, mansakuAlors même que le style Rikka et l’ikebana voyaient le jour au XVIème siècle, un mouvement extrêmement différent faisait son apparition sous l’influence du bouddhisme zen et de la cérémonie du thé. Sous l’influence du grand maître de thé Sen no Rikiû, la cérémonie du thé « chanoyu » s’organise dans une petite hutte rustique (chachitsu) au décor minimaliste et extrêmement simple. Réputé pour ses compositions florales, il lui arrivait de créer un arrangement spécialement pour la cérémonie du thé, arrangement qui ne comportait généralement qu’une fleur. Disposé dans le tokonoma (alcôve), cet arrangement était connu sous le nom de « chabana« , ou « fleurs pour le thé » et leur simplicité était l’antithèse complète du style Rikka, le plus complexe de l’ikebana.

Les fleurs et leur arrangement

estampe japonaise, chanoyu et chabanaSelon la règle du chabana, la fleur et autres matériaux végétaux doivent être placés dans le vase d’une manière aussi naturelle que possible, sans aucun artifice. Il suffisait de rassembler les plantes dans la main pendant un court instant, de les couper  à la bonne longueur et de les placer directement dans le contenant. L’idée est que si l’on tient les fleurs trop longtemps dans la main, l’ego humain finit par vouloir en modifier la beauté naturelle. Ainsi tout arrangement est réduit au strict minimum. Le talent de l’artiste est secondaire.

chabana 3Le cha-no-yu (littéralement : eau chaude du thé, que l’on a par la suite traduit par cérémonie du thé) nécessite des plantes de saison. D’une part, elles sont le produit de la nature et de ses lois; d’autre part, elles symbolisent le temps qui passe, à travers les saisons.  L’on peut remarquer à ce sujet que la structuration japonaise du temps s’appuie sur le cycle naturel des saisons. Seront donc choisies des fleurs éphémères de préférence. La durabilité de la fleur, en effet, s’oppose au concept philosophique inhérent à la cérémonie du thé, le  « ichi-go, ichi-e : une fois, une rencontre ». Pour symboliser le caractère éphémère de la rencontre — ou de toutes choses — la ou les fleurs étai-en-t vaporisée-s avec de l’eau pour évoquer la rosée du matin. Dans le même esprit, un bouton de fleur symbolisera parfaitement le passage du temps et sera approprié à l’évocation du printemps. De même, une branche d’érable en automne ou un bois mort en hiver.

estampe,cérémonie du thé, chabana

estampe, cérémonie du thé, chabana

Une fleur trop opulente ou trop ornée, ou au parfum trop capiteux, telle que le lys, la rose rouge, est évitée.  Une caractéristique trop marquante, d’une part, retiendrait l’attention de l’invité et le distrairait et, d’autre part, s’opposerait à l’humilité requise par la cérémonie du thé. Les fleurs considérées comme non appropriées pour le chabana sont appelées kinka, littéralement « fleurs interdites ». Le recueil classique du thé, le Namborokû, mentionne : « Un seul chrysanthème, dans un large vase; dans un panier, des fleurs blanches de pêcher; un iris dans un bambou. »

kikuka Eizan (1787-1867) prunier rouge

kikuka Eizan (1787-1867) ‘Kobai’ 紅梅 (Red Plum) – From the series « Beauties in the Modern Style, an Assortment of Flowers » – Japon – 1807

La fleur unique

Il s’agit de faire ressortir  la vie qui est en chaque fleur, la beauté unique que toute fleur possède naturellement, la vie singulièrement éphémère que la nature accorde aux fleurs. Cette beauté cachée en toute fleur, on peut l’exprimer par une seule. Plutôt que d’admirer un arrangement floral, il s’agit de percevoir la vie précieuse de toutes les fleurs, symbolisée par une seule.

Hiroshige, roi des pêcheurs survolant des belles de jours

Hiroshige, roi des pêcheurs survolant des belles de jours

Concernant cette beauté éphémère des fleurs, il existe sur Sen no Rikiû une anecdote célèbre sur les belles de jour, appelées ainsi, parce qu’elles se ferment durant la nuit.  » Un été, Rikiû cultivait avec la plus grande dévotion un jardin plein de belles-de-jour. Elles étaient rares en ce temps-là ; des commerçants les avaient introduites au Japon, et l’on s’extasiait sur leur beauté et leur fraîcheur. Le chef militaire Hideyoshi en eut vent. Désireux de les voir de ses yeux, ce dernier pria Rikiû d’organiser une réunion de thé un matin. Rikiû s’adonna aussitôt aux préparatifs qu’une telle visite exigeait. Le jour de la réunion arriva. Impatient d’admirer des belles-de-jour fleurissant à profusion, Hideyoshi se mit en route. Il passa par le portail principal de la maison de Rikiû, mais ne vit pas la moindre fleur. Le long du sentier  conduisant au pavillon de thé, il n’en découvrit pas davantage, et l’eau fraîche du bassin de pierre ne reflétait que le ciel et la verdure. Déconcerté, il pénétra dans la salle de thé. C’est alors qu’il aperçut, dans la lumière que filtraient les fenêtres en papier, une belle-de-jour parfaite, flottant dans un vase posé dans le tokonama, blanche et irréelle, baignée de rosée. » (Soshitsu Sen,Vie du thé, Esprit du thé)

Les contenants : hanaire
pot en bambou pour le chabana, sculpté par Sen no Rikiû

vase en bambou pour le chabana, sculpté par Sen no Rikiû

Si l’arrangement, en tant que valorisation de l’ego de l’hôte, doit être minimisé, à l’inverse le choix du contenant est très important selon la saison ou l’objet de la réunion. Sen no Rikiû, le premier, vers la fin de sa vie, utilisa, en guise de vase, un simple tronçon de bambou qu’il sculpta. Le vase mesure approximativement une trentaine de centimètres pour un diamètre d’une dizaine de centimètres. On devine, à l’arrière du cylindre le trou ménagé afin de pouvoir suspendre le vase sur la paroi du tokonoma ou sur le naka-bashira, poteau de bois séparant l’hôte et les invités. Auparavant, le vase pouvait être en bronze ou en céramique. Ci-dessous,  hanaire pour le chabana, période Edo, dont le bas présente une véritable sculpture naturelle. hanaire pour le chabana, bambou, période Edo

Les fleurs pouvaient également être disposées dans des paniers en bambou tressé.

chabana,hanaire 2

A gauche, panier tressé dans le style d’un panier de pêche. De gauche à droite, on peut voir des liserons, une espèce d’iris et une variété de libéria. Les fleurs du liseron et de l’iris ne durent qu’une journée environ. Le panier de pêche — complété par un cordon pour l’attacher à la ceinture — suggère la fraîcheur de l’eau par la chaleur d’un jour d’été. A droite, vase en bambou finement tressé. La longue tige de l’iris, dans les deux cas, a été coupée, contrairement à son usage dans l’ikebana.

L’ emplacement du chabana

Un coutume consiste à placer l’arrangement à la base du tiers supérieur d’une des parois latérale du tokonoma.

tokonoma, evc arrangement chabana

tokonama, fleurs pourchabanaUne autre possibilité est de placer le vase de manière décentrée, à gauche ou à droite  de la calligraphie, sur la surface surélevée du sol sur une simple planche de bois ou un plateau. Le mettre au milieu serait une erreur, il séparerait l’espace en deux parties identiques, or l’asymétrie est un principe de l’esthétique japonaise. En effet la symétrie évoque à la fois l’idée de la complétude (deux moitiés qui forment un tout) et celle de la répétition (deux moitiés identiques). Or dans le bouddhisme zen, la recherche de la perfection est plus importante que la perfection elle-même. La vigueur de la vie réside dans ses possibilités de développement. Quant à la répétition, elle s’oppose à l’idée du changement continu qui constitue le nature des choses : rien n’est jamais semblable, l’impermanence définit la nature.

tokonoma et chabana

Les fleurs et la calligraphie

La calligraphie posée sur la paroi du tokonoma, était différente d’une cérémonie à l’autre, de même que la fleur. Selon le déroulement de la cérémonie, la ou les fleurs sont exposées après la calligraphie ou en même temps. Tout arrangement floral était subordonné au plan général de la décoration. Un arrangement floral combiné par un maître de thé perd toute sa signification si on l’enlève de l’endroit auquel il a été destiné, car toutes ses lignes, toutes ses proportions, ont été composés en vue de s’harmoniser avec les objets environnants. Selon le thème de la calligraphie ou de la peinture seront choisies telles ou telles fleurs. Deux anecdotes  rendent compte de la subtilité d’arrangement pouvant présider à une cérémonie du thé. « Le maître de thé Sekishu, un des successeurs de Rikiû, mit une fois quelques plantes aquatiques dans un vase plat pour suggérer la vision d’une végétation de lac et de marais, et, au-dessus, accrocha une peinture de Sôami représentant des canards en plein vol. Shoha, un autre maître de thé, composa un poème sur la beauté de la solitude près de la mer, avec un brûle-parfum en bronze qui avait la forme d’une cabane de pêcheur et quelques unes de ces fleurs sauvages qui poussent sur les plages. » (Kakuzo Okakura, Le livre du thé).

Le chabana et le brin d’herbe

Les maîtres de thé cherchaient à régler leur vie quotidienne sur le parfait modèle de raffinement qu’ils réalisaient dans la chambre de thé et celui-ci devait servir à la manifestation de la perfection de la nature qui peut s’exprimer dans un simple brin d’herbe. Un vieux poème de Fujiwara Ietaka (1158-1237), qu’affectionnait particulièrement Rikiû, le dit ainsi :

Montre leur qui attendre
Seulement les fleurs
Celles des villages de montagnes :
Les pointe d’herbes dans la neige,
Et avec ça, l’été.

Qi Baishi, insectes et herbe

Qi Baishi, insectes et herbe

Le poème met l’accent sur l’attente, évocation de la temporalité.  Seulement limite l’objet de l’attente aux fleurs qui remplacent le mot « qui » employé dans la premier vers, écartant de fait l’humain pour réduire l’attente à celle des fleurs. Ne peut être attendue que la nature. Les fleurs, quant à elles, sont celles des villages, non celles des villes : on peut supposer qu’elles sont celles de la campagne ou qu’elles ont l’ humilité des fleurs sauvages. Enfin, la fleur se transforme en herbe dans le vers suivant, et encore plus infinitésimal, à la pointe d’herbe, évoquant l’incomplétude. De la neige on passe à l’été, dans une évocation du déroulement des saisons, marques du temps qui passe et de l’éphémère autant qu’interpénétration des saisons (avec ça).  Le poème en déroulant ses vers retrace, comme un long travelling avant, le chemin du détachement du monde des humains (qui) en pointant du doigt (montre leur) la leçon de la nature : le caractère éphémère et impermanent de toute chose se trouve dans un simple brin d’herbe qu’il faut contempler avec humilité.

 

 

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